Mostra 2025 : présenté dans la section Venice Spotlight, À bras-le-corps, de Marie-Elsa Sgualdo, brosse une fresque historico-sociale de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, entre prétendue neutralité et statut des femmes
Originaire de La Chaux-de-Fonds, la cinéaste neuchâteloise a eu droit à une standing ovation lors de la présentation de son premier long-métrage dans le cinéma du Giardino, au Lido de Venise.
© Box Productions
À bras-le-corps plonge le public au cœur du Jura suisse, en 1943, à l’époque où les femmes vivaient dans l’ombre des hommes, selon le diktat patriarcal en vigueur : « Kirche, Küche, Kinder » (église, cuisine, enfants). Assidues au culte, ménagères attentives et épouses dociles, servantes diligentes et mutiques, ouvrières corvéables à souhait : le statut de la femme à cette époque restait cantonné dans des carcans que la société conservait avec assiduité.
Dans cette société traditionnelle, voire traditionaliste, à la frontière française, évolue Emma (Lila Gueneau), une employée de maison, adolescente, âgée de quinze ans, qui officie auprès de la famille du pasteur du village, Robert (Grégoire Colin) tout en s’occupant de ses sœurs comme leur mère a quitté le foyer familial pour suivre son amant.
Tandis que la guerre se déchaîne aux frontières, la Suisse reste neutre… Du moins, selon la version officielle ! Emma vit dans l’ordre rigoureux de son petit village, exécutant avec minutie et diligence toutes les tâches qui lui incombent, mais partage avec la fille de la famille, Colette (Sasha Gravat Harsch), le rêve d’entrer à l’école d’infirmières. Au sein de la famille, les divergences d’opinion restent calfeutrées intramuros : alors que le pasteur écoute quotidiennement les nouvelles émises par son poste de radio, se désolant de l’attitude « neutre » de la Suisse face aux tentatives de passages de la frontière par les familles juives qui espèrent y trouver refuge, la femme du pasteur (Aurélia Petit) ne cache ses positions racistes et antisémites qui s’inscrivent dans la pensée dominante.
Le pasteur Robert reçoit une jeune homme de bonne famille, Louis Rosey (Cyril Metzger, dans un rôle à contre-emploi) qui se dit journaliste et vient, officiellement, pour faire un reportage sur le village. Lors d’une excursion en montagne, le jeune homme profite de l’ingénuité d’Emma qui ne comprend pas ce qui lui arrive et se retrouve enceinte. Peu importe qu’elle ait été violée ! La mentalité de l’époque la juge et lui reproche son écart : elle a fauté, elle doit l’assumer. Elle doit donc renoncer au prix de vertu qui lui était destiné pour faire l’école d’infirmières. Le jeune organiste du village, Paul Comte (Thomas Doret, vu chez les frères Dardenne), qui en pince pour Emma, se laissera convaincre de l’épouser pour sauver son honneur.
Réalisant peu à peu que la place à laquelle elle s’était résignée est un piège qui l’étouffe et qui compromet la paix de son existence dans un faux-semblant que lui impose la société, Emma entame un coûteux et difficile chemin vers la liberté. Sur ce chemin d’émancipation, elle retrouvera ainsi sa mère, Alice (Sandrine Blancke), devenue persona non grata après avoir quitté son mari pour un autre homme, contrainte par la vindicte populaire, à cause de ce choix qui la met au ban de la société, d’abandonner ses trois filles.
En sélection officielle à la Mostra de Venise dans la section Spotlight, dédiée aux œuvres innovatrices, À bras-le-corps dépeint avec justesse une époque longtemps présentée par les manuels suisse (on songe aux fameux trois volumes d’histoire de Georges-André Chevallaz, en usage dans les écoles d’Helvétie jusqu’à la fin des années quatre-vingts qui résumaient l’histoire de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale à un paragraphe) en vantant sa neutralité. Dans le film de la Chaux-de-Fonnière, le tableau comporte de subtiles nuances dans cette fresque sociale où les clivages au sein d’une même famille font écho à ceux de la société. Certaines personnes osent se rebeller contre l’injonction de ne pas ouvrir les yeux et tendent la main aux familles juives qui tentent de passer la frontière, d’autres se contentent de mener une petite vie bien tranquille, les œillères sur les yeux, dans une quiétude qui semble immuable. De manière très picturale, Marie Elsa Sgualdo, qui a écrit le scénario avec Nadine Lamari, restitue l’époque et son mode de vie avec maestria dans un décor mis en valeur par la photographie de Benoit Dervaux. Les costumes signés Geneviève Maulini, accompagnés par les coiffures d’Alexandra Bredin et le maquillage de Laurence Rieux, recréent avec brio l’atmosphère de l’époque. Si la cinéaste a rapidement porté son choix sur Lila Gueneau pour le rôle principal, le reste de la distribution, qui est excellente, comporte des comédien·nes de France, de Belgique et de Suisse pour des questions de production.
Après ce baptême du feu cinématographique brillamment réussi au Lido de Venise, le film, acclamé à la Mostra, sortira dans les salles romandes en 2026.
Firouz E. Pillet, Venise
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