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On vous croit de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys – Quand le cinéma devient témoin. Rencontre

Avec On vous croit, Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys revisitent le film de tribunal. Loin des effets de manche propres au genre, les cinéastes privilégient une mise en scène d’une sobriété et d’une précision quasi chirurgicale. Porté par un jeu tout en intériorité, le film plonge les spectateur·ices dans un état d’oppression émotionnelle qui fait écho à celui des protagonistes — une véritable mécanique humaniste.

On vous croit de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys
Image courtoisie Frenetic Films

Si cela ne tenait qu’à la volonté d’Alice (Myriem Akheddiou), elle n’assisterait pas à l’audience que son ex-mari (Laurent Capelluto) lui impose pour contester la garde de leurs enfants. Malgré une enquête ouverte contre lui depuis deux ans ( !) — et le refus clair de l’adolescente Lila (Adèle Pinckears) et du petit Étienne (Ulysse Goffin), dix ans, de le revoir —, la procédure a lieu, car, comme le rappelle l’avocate d’Alice, « les différentes instances ne se parlent pas entre elles ». Aucun échappatoire n’est possible : le père est déterminé à retrouver un droit de visite. Alice se rend donc au tribunal familial, envahie par le stress et l’angoisse, tandis qu’Étienne, terrorisé à l’idée de croiser son père, se rebiffe avec une violence instinctive.

Dès les premières minutes, la tonalité affective du film s’impose : on comprend qu’il ne s’agit pas d’une dispute familiale ordinaire portée devant la justice par les parents, mais d’un drame plus profond, traversé par une menace sourde qui enveloppe ce huis clos et saisit aussi bien les protagonistes que les spectateur·ices. Forte de ses nombreuses années d’expérience dans le domaine de la santé, Charlotte Devillers signe, en collaboration avec le réalisateur Arnaud Dufeys, un film épuré dans sa forme comme dans son propos, excarné de tout pathos. La mise en scène, rigoureuse, s’appuie sur les corps — contraints par la solennité du lieu mais parfois débordant d’émotion — pour traduire l’intériorité des personnages. Elle joue avec finesse des transparences, des contrastes chromatiques, des hors-champs, ainsi que d’un travail sonore et musical qui accompagne subtilement les variations de tension.

Dans les septante-huit minutes que dure le film, cinquante-cinq se déroulent en plan-séquence, durant lequel les différentes parties vont tour à tour s’exprimer. Les deux avocat·es des parents remplissent leur rôle avec une virulence marquée — parfois odieuse, notamment du côté de l’avocate du père, dont les insinuations sur les intentions maternelles et la stabilité psychique d’Alice atteignent une rare violence. Mais le personnage le plus déroutant reste celui de l’avocat des enfants : censé incarner la neutralité et veiller au seul intérêt des plus jeunes, il se révèle surtout imbu de lui-même — le seul dont le jeu se fait ostensiblement démonstratif. Plus attentif à sa propre rhétorique qu’à la parole des enfants, s’écoutant plus qu’il n’écoute ce qu’ils lui ont confié, il s’autorise à faire la leçon aux adultes et à transfigurer la réalité, au nom d’une bienpensance convenue selon laquelle un enfant ne pourrait s’épanouir qu’avec ses deux parents.

En fin de compte, le titre du film, par ce « on » indéterminé, renvoie à une responsabilité collective : des institutions à la société, en passant par chacun de ses membres. Car si la parole commence à se libérer face aux violences sexistes et sexuelles, l’écoute, elle, reste encore défaillante, particulièrement lorsqu’il s’agit d’enfants et d’inceste.

Rencontre avec Charlotte Devillers :

Ce qui frappe immédiatement dans votre film, c’est le travail sur le son. Dès le générique sur fond noir, une respiration difficile, haletante, crée une tension qui trouve son ancrage dans la première image de la mère. Le sound design et la musique jouent un rôle narratif essentiel tout au long du récit…

Nous avons travaillé avec Lolita Del Pino, qu’Arnaud Dufeys connaissait pour avoir collaboré sur son dernier court-métrage. Nous avons conçu le son comme un troisième personnage. Il ne s’agissait surtout pas de tomber dans le tire-larme, l’histoire se suffisait à elle-même. En revanche, nous voulions une présence sonore linéaire, constante, qui vienne soutenir certains moments, comme lors de l’audience.

La question de la respiration est centrale. Nous savons que les victimes d’inceste et les personnes traumatisées éprouvent souvent des difficultés respiratoires ; l’impact sur le souffle est considérable. C’était un aspect que je tenais, personnellement, à explorer. Nous en avons discuté avec Arnaud dès le début et nous sommes tout de suite tombés d’accord pour le mettre en avant. La question était : comment ? Nous avons alors eu l’idée de le traiter principalement par le son. Cela a été un axe très important pour nous.

Lolita est intervenue en amont, dès les répétitions. Nous avons joué au plateau très tôt, ce qui lui a permis de capturer des sons in situ : dans les différents espaces, les bruits de toilettes, les portes qui claquent… Ces enregistrements se sont ajoutés à la richesse de son travail. À un moment donné, avec Arnaud, nous avions même imaginé une ambiance plus techno, avec cette idée d’un ping-pong, d’une balle de tennis qui serait renvoyée durant l’audience. Nous avions donc proposé cette piste à Lolita. Nous avons beaucoup réfléchi à cette question du rythme, ce qui explique cette espèce de pulsation très soutenue.

Pour en revenir à la respiration, Lolita a proposé d’utiliser un accordéon. En effet, l’instrument évoque la cage thoracique qui se déploie et se resserre. Ce travail de métaphore sonore était vraiment passionnant.

Dans la même veine, vous avez opté pour un format 4:3 ; est-ce également pour renforcer ce sentiment d’oppression ? Parce qu’entre le son et l’image, on a vraiment l’impression d’être avec la mère, dans ses tempes, dans son angoisse, dans son stress…

Oui, tout à fait. Le choix du format 4:3 s’est imposé très rapidement. Nous voulions isoler les personnages. Bien que ce soit un plan-séquence de 55 minutes tourné à trois caméras, nous avons isolé chaque personne. Les caméras changeaient de focus, mais l’une d’entre elles restait toujours sur Myriam. Notre espace de jeu et de travail, notre véritable paysage, c’était son visage.

Ensuite, la question s’est posée : qu’est-ce qui est le plus intéressant ? Être très serré sur elle et travailler toute la question du hors-champ ? C’est ce que nous avons fait, puisqu’il s’agit de situations que l’on ne peut pas entendre en temps normal, il était puissant de les reléguer symboliquement en dehors du cadre.

Il y a eu un véritable travail de lien entre le vécu des personnes ayant subi des violences et la manière de le transmettre cinématographiquement. C’était un aspect fondamental du projet. Le format 4:3 s’est donc imposé naturellement. Nous avions parlé très tôt, avec Arnaud, d’une cage, de quelque chose d’étouffant, d’une présence qui rôde autour. Le cabinet d’audience est un espace de verre, tout comme la salle d’attente des enfants, qui est exiguë. Ces lieux enferment, tels un aquarium ou une cage de verre. Le format 4:3 collait parfaitement pour traduire cette contrainte physique et psychologique : ils sont contraints de venir au tribunal. Tous ces éléments se rejoignaient. Et finalement, cette contrainte visuelle amène au moment où le besoin de respirer devient palpable.

— Myriem Akheddiou et Laurent Capelluto – On vous croit
Image courtoisie Frenetic Films

D’ailleurs, en parlant de respiration, cela vaut aussi pour les spectateur·ices. La première fois où on les voit tous les quatre avec l’avocate, c’est à la fin, lorsqu’ils sortent du palais de justice. À ce moment-là, nous aussi, nous respirons et reprenons notre souffle…

On passe soudainement d’un cadre très serré à une ouverture, un peu comme nous parlions plus tôt de l’accordéon. L’espace s’ouvre à nouveau. Il y a véritablement l’impression de retrouver son souffle. Car les personnes victimes, lorsqu’elles sont sidérées, ont le souffle coupé. À plusieurs moments, nous avons voulu faire ressentir cela aux spectateur·ices, sans toutefois les malmener. Il s’agit de leur laisser des espaces de respiration, comme la possibilité de se placer derrière la juge, par exemple. Le public peut ainsi choisir où il a envie de se situer, trouver une position un peu plus confortable s’il en a besoin.

Cela reste assez oppressant : même lorsque l’on se place derrière la juge, on souffre avec elle, car on perçoit qu’elle aussi est affectée…Pour en revenir à la juge, cette scène se situe juste après l’audience. Un silence de coton s’installe, un vrai silence. Le plan est construit sur une série de transparences : nous sommes à l’extérieur, regardant à travers les vitres de la salle d’audience, et au-delà, la baie vitrée de son bureau. Elle est seule. On la voit d’abord, dans son bureau, la tête entre les mains. Puis, elle se positionne debout face à la baie vitrée et son regard se tourne vers la ville, tout cela dans des dégradés de bleu et de gris. On ressent alors toute l’ampleur de sa solitude….

Elle est profondément impactée, cela ne fait aucun doute. C’est à ce moment-là que l’on réalise qu’elle est seule à devoir prendre cette décision. Seule. Il faut savoir que les différentes instances ne communiquent pas entre elles, ce qui engendre une solitude extrême, en plus de la violence des témoignages. Elle l’exprime d’ailleurs très bien en s’adressant à l’avocate du père durant l’audience : « Pensez-vous que j’ai du plaisir à entendre toute la journée ces récits de violences ? » La charge est déjà si lourde, et l’avocate qui accable la mère n’arrange rien. Oui, elle est seule face à ces réalités, dans ce bureau qui a été le théâtre de ces 55 minutes intenses. Pourra-t-elle seulement reprendre son souffle ? J’en doute, car les audiences s’enchaînent. Et la voilà, face à cette ville.

J’aime beaucoup cette image. Elle raconte une chose essentielle : derrière chaque fenêtre de ces immeubles, l’inceste peut aussi se cacher. On sait que ces violences ont le plus souvent lieu à l’intérieur des foyers.

Il y a beaucoup de transparence dans l’esthétique visuelle, ainsi que des flous, des contrastes marqués entre le blanc et le noir, et des contre-jours très prononcés qui créent comme des ombres chinoises. S’ajoutent à cela des jeux sur la profondeur de champ, l’utilisation du hors-champ, des perspectives en surplomb et des coupes sur les autres protagonistes. Cette approche oblige le public à se concentrer sur les visages tout en écoutant attentivement, créant une expérience de concentration très intéressante… Cette forme avait-elle été envisagée dès le scénario, ou s’est-elle affirmée au montage ?

Dès le scénario, en grande partie, même si le montage permet évidemment de retravailler ces choix. Prenons l’exemple de la première scène où l’enfant est écrasé au sol : nous voulions montrer cet écrasement. D’où cette tension extrême à son arrivée. Il refuse d’avancer, cela fait peut-être deux heures qu’il refuse de mettre ses baskets. Lorsqu’ils arrivent sur place, ils sont à bout. La mère est complètement dépassée, en situation de dysfonctionnement total. Ils se retrouvent au sol, face à une justice qui va les écraser.

De la même manière, lorsqu’ils pénètrent dans ce tribunal où ils semblent minuscules, la hauteur et la grandeur des lieux écrasent l’enfant et sa famille. Je trouve cela passionnant de se demander ce qui va se passer, par où ils vont devoir passer, et de traduire cela esthétiquement.

Pour nous, ces choix ont été faits en amont. Nous nous sommes beaucoup inspirés du tribunal de grande instance de Paris, entièrement vitré, qui incarne cette notion de justice transparente. Mais cette transparence génère aussi des situations complexes. L’enfant se retrouve par exemple dans une salle d’attente exiguë, ou confronté à son agresseur à travers une vitre, alors qu’il est censé être protégé. En réalité, ces parcours protégés n’existent quasiment pas. Si la justice est transparente, alors tout est visible. Ces réflexions étaient déjà présentes lors de l’écriture du scénario, notamment dans notre manière d’appréhender l’espace.

Lorsque nous avons trouvé le plateau de jeu — un espace de coworking avec de la moquette, qui apportait une certaine douceur —, les espaces se sont presque dessinés d’eux-mêmes. Nous n’avons utilisé aucune lumière additionnelle. La lumière naturelle a tracé les contours des différents espaces au sol, ce qui était fascinant. La salle d’attente des parents et des autres protagonistes s’est littéralement dessinée au sol ainsi. Nous avons alors validé cet agencement, avec cette forme arrondie pour la salle d’audience. Tous ces espaces ont été créés très simplement, en retournant trois bancs et un bureau — une installation très légère, mais qui s’est avérée amplement suffisante.

Avec ces gros plans sur le visage de la mère, nous nous sentons nous-mêmes oppressé·es. Même si c’est son métier, cela a dû être éprouvant pour l’actrice de demeurer constamment dans cet état de stress, de panique et d’impuissance. De manière générale, la direction d’acteur·ice privilégie un jeu très intériorisé, qui doit pourtant s’exprimer vers l’extérieur et se traduire par des attitudes corporelles porteuses d’émotions. Comment avez-vous travaillé avec Myriem Akheddiou ? C’est une véritable performance qu’elle livre !

Oui, c’est effectivement une performance remarquable. Prenez la première scène, par exemple : nous l’avons tournée le premier jour. Elle s’est demandé comment elle allait pouvoir monter en tension, alors que le niveau émotionnel était déjà extrêmement élevé. La charge était immense. Ce qui l’a aidée, je pense, c’est tout le travail préparatoire en amont, notamment avec les avocats.

Ce sont de vrai·es avocat·es ?!

Oui, tous les trois. Cela a permis un travail approfondi sur la dramaturgie, en veillant à inclure des rebondissements. C’était la première base. Ensuite, pour cette scène d’audience en particulier, tout était très précisément écrit. Nous avons demandé à Myriem et Laurent d’apprendre leur texte au mot près. En revanche, les avocat·es ont appris la trame générale, mais nous leur avons demandé de préparer leurs plaidoiries comme pour une vraie affaire.

Chaque interprète a rencontré son avocat en amont, sans croiser les autres avocat·es, afin de créer du lien. Nous avons également travaillé sur des improvisations à partir de situations concrètes, comme s’adresser à son avocat: « tiens, j’ai reçu cette lettre de la partie adverse… » L’objectif était de construire un vécu commun, une histoire partagée qui serve le jeu, notamment pour Myriem, et qui alimente également les tensions.

Lors du tournage de cette scène d’audience, nous avons recréé un véritable espace de jeu, presque théâtral. Nous savions que Myriem, qui a une grande expérience de la scène, était capable de s’en emparer. Le rôle avait d’ailleurs été écrit pour elle. Ensuite, elle « faisait sa sauce », elle s’est approprié le texte et la situation. Je pense que cet espace de liberté, où tout pouvait basculer à tout moment, les a aidés à maintenir une concentration extrême, au point qu’ils en ont presque oublié qu’ils étaient cadrés très serrés.

Mais les avocats, ils avaient écrit leur plaidoirie. Ils n’ont pas improvisé ?

Pendant le plan-séquence, non, ils n’ont pas improvisé : ils avaient vraiment une trame solide. Mais de notre côté, on leur avait demandé non pas de l’oublier, parce qu’on tenait à ce que certains éléments soient bien présents — par exemple, la scène de la couche, en revanche, on voulait qu’ils jouent ces moments comme lorsqu’ils plaident réellement. Du coup, il existait plusieurs versions, parfois un peu différentes, mais toujours très cohérentes entre elles, ce qui nous permettait de tout raccorder facilement. En réalité, notre objectif principal était de les mettre à l’aise — puisqu’ils ne sont pas des acteur·ices —, de les laisser dans quelque chose de confortable et sécurisant pour eux. Et pour les acteur·ices aussi, on voulait créer ce même sentiment de confort.

Justement, l’avocat des enfants est le plus intéressant car il offre une rupture inattendue: Il dit qu’il n’a que l’intérêt des enfants en tête, mais il porte un jugement sur l’adolescente Lila, fait des reproches plutôt rhétoriques au père alors qu’ils sont beaucoup plus personnels sur la mère…

Il est malheureusement assez représentatif, en fait. Il en existe, on en a rencontré. Il n’est pas exagéré dans son attitude, il est même en dessous de ce qu’on peut parfois voir. On a entendu des discours encore plus paternalistes, encore plus marqués par cette idée que « c’est normal, ce sont des jeunes, Madame, il faut les aider, il leur faut un papa et une maman. » Moi, je pense, en tout cas, que c’est un traître — un traître vis-à-vis des enfants. Parce que ce qu’on demande à un avocat pour enfants, c’est avant tout de transmettre leur parole. Déjà, il a du mal à la recueillir, parce qu’il ne leur inspire pas vraiment confiance. Mais son rôle, c’est simplement d’être le porteur de cette parole. Or là, il ne la porte pas : il la réécrit, pour garder quelque part un peu de son pouvoir d’adulte. Et je pense que, dans ce domaine-là, on le fait un peu tou·tes, quand on n’a pas pris le temps de réfléchir ou qu’on n’a pas été formé·es. Quand il n’y a pas de formation, il reste cette peur de perdre l’autorité, de perdre le pouvoir que nous, adultes, avons sur les enfants. Et ça, je pense que c’est extrêmement important de le souligner — parce que malheureusement, c’est souvent comme ça.

Vous indiquez à la fin du film la situation des enfants dans le monde par rapport au VSS: est-ce que depuis quelques années, l’avènement de metoo, la situation évolue, du moins dans les pays occidentaux? Est-ce qu’on est plus pris en compte ? Est-ce qu’on est plus écouté ? Est-ce qu’on vous croit ?

Il y a eu des choses mises en place, notamment en France, avec la CIVISE — la Commission indépendante sur les violences sexuelles faites aux enfants et sur l’inceste — créée notamment par le juge Édouard Durand. Cette commission avait formulé 82 préconisations, mais elles ne sont toujours pas appliquées aujourd’hui. Des demandes de formation avaient été faites, mais tout cela s’est arrêté. En réalité, dès qu’une initiative se met en place, elle finit par ne pas aboutir. Pourquoi ? Je pense que cette équipe-là a vraiment travaillé, et que cela a surpris beaucoup de monde… comme si le fait de travailler sérieusement étonnait. Il y a là quelque chose de très ancré : trop de pouvoir, trop de violence, et c’est tellement systémique que ça ne peut pas changer facilement.

C’est un peu ce qu’on a observé aussi avec les violences faites aux femmes ; et quand on en est encore au début, avec les enfants, penser l’inceste reste quelque chose d’impensable pour beaucoup. Pourtant, les chiffres sont terribles : 160 000 enfants victimes d’inceste ou de violences sexuelles chaque année en France — un enfant toutes les trois minutes, trois enfants par classe. Ce sont des chiffres odieux, et pourtant, la situation n’évolue pas beaucoup.

Certes, il y a eu le livre de Camille Kouchner (La Familia grande, 2021), des films, des chansons, de nombreuses associations… La CIVISE avait organisé des temps de parole, qui permettaient aux personnes de dire : « Moi aussi. » Je le vois très bien après les projections de mon film : lors des débats, il y a toujours une, deux, trois, parfois quatre personnes qui lèvent la main pour dire : « Moi aussi, j’ai vécu ça. » La parole se libère, peu à peu.

Mais il faut savoir qu’un enfant qui révèle des violences ne reçoit une réponse sociale positive — « Oui, je te crois, je te protège » — que dans 8 % des cas. Tout le reste, c’est soit « Je te crois, mais je ne fais rien », soit « Je ne te crois pas. » Autrement dit, sur 100 enfants qui parlent, seuls 8 sont véritablement crus et protégés. C’est extrêmement violent.

Alors comment faire bouger les choses ? Je n’ai pas la réponse. Mais l’essentiel, c’est de travailler sur la formation des professionnel·les, sur la protection des enfants, et sur le repérage. Il faut poser la question à tous les enfants, dans tous les contextes possibles : « Est-ce que tu as déjà été dans une situation où tu t’es senti·e mal à l’aise ? » Rien que cette question pourrait offrir une opportunité de parler — si c’est le bon moment pour lui. Parce qu’un enfant, souvent, parle à cinq ou six personnes avant d’obtenir une vraie réponse : « Je te crois, je vais t’écouter. »

— Ulysse Goffin, Myriem Akheddiou et Adèle Pinckaers – On vous croit
Image courtoisie Frenetic Films

Dans tous nos pays européens il y a des alertes concernant par exemple l’éducation à la vie affective et à la santé sexuelle à l’école qui pourrait être un lieu d’apprentissage pour les enfants de ce qui est acceptable ou ce qui ne l’est pas, mais dont ces cours sont remis en cause par toutes sortes de mouvances politiques ou religieuses…

Oui, tout à fait. Et puis, il existe de très bons outils, notamment ceux de Mai Lan Chapiron. C’est une artiste, chanteuse et illustratrice qui a écrit plusieurs livres — trois au départ, et maintenant quatre, puisque le dernier a été coécrit avec le juge Édouard Durand. Ce livre s’intitule Tes droits et tes besoins comptent, et il est particulièrement important, surtout en cette période des Journées des droits de l’enfant. On y rappelle aux enfants qu’ils ont droit à la justice, à des soins, à une protection. D’ailleurs, pour illustrer la partie Tu as le droit à la justice, Maïlan Chapiron a dessiné une scène inspirée de l’audience du film.

Ses deux autres petits livres, C’est mon corps et Interdit de me faire mal, sont aussi d’excellents outils, adaptés aux jeunes enfants et aux élèves de primaire. Ils utilisent des mots simples, justes, accessibles. En réalité, je crois que c’est surtout nous, les adultes, qui avons peur d’aborder ces sujets avec les enfants. Pourtant, dès qu’on emploie des mots adaptés, ils comprennent très bien. Il faut simplement leur donner les codes. Bien sûr, cela ne résoudra pas tout, mais au moins, cela leur permettra de reconnaître une situation anormale et de se dire : « Tiens, ça, c’est un peu bizarre, j’en parlerai à quelqu’un. »

Certaines écoles mettent déjà en place ce qu’on appelle les fleurs des personnes ressources. Chaque pétale correspond à une personne de confiance à qui l’enfant peut s’adresser s’il lui arrive quelque chose. Ces personnes peuvent changer, évoluer, mais l’important, c’est que l’enfant sache qu’il y a toujours quelqu’un vers qui se tourner. C’est essentiel.

Et puis, il y a l’éducation qu’on appelle désormais plus volontiers « éducation à la vie affective », parce que le mot « sexuel » fait souvent peur. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de sexualité : c’est d’abord apprendre à connaître son corps, à comprendre ses émotions, et c’est un apprentissage qui doit être adapté à chaque âge. Cette éducation crée aussi un espace où l’enfant peut dire, sans crainte : « Moi aussi, il m’est arrivé quelque chose. » Un espace où il peut oser évoquer ce qui le met mal à l’aise.

De Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys; avec Myriem Akheddiou, Laurent Capelluto, Natali Broods, Ulysse Goffin, Adèle Pinckaers, Alisa Laub, Marion De Nanteuil, Mounir Bennaoum; Belgique; 2025; 78 minutes.

Malik Berkati

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