Oppenheimer de Christopher Nolan – Un biopic en fission
Le physicien J. Robert Oppenheimer a opéré le big bang militaro-politique qui tient toujours la corde du monde 78 ans après son premier essai; Christopher Nolan (Inception, Interstellar) y brûle son cinéma conceptuel dans un tourbillon d’effets sonores et visuels, d’un montage tennistique qui renvoie à vive allure les images au dialogue et vice-versa, qui ne parviennent pas à cacher la facture somme toute très classique de son biopic.
Basé sur l’ouvrage le plus complet à date (700 pages et des dizaines de milliers de documents compulsés) sur le « père de la bombe atomique », American Prometheus: The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer de Kai Bird et Martin J. Sherwin (Prix Pulitzer 2006), la version Nolan de la vie d’Oppenheimer se découpe en trois périodes pivots : ses jeunes années de physicien tourmenté et obnubilé par les balbutiements de la mécanique quantique, sa période de gloire lorsqu’il est directeur scientifique du Projet Manhattan sur le site militaire de Los Alamos où sont mises au point les premières bombes atomiques, sa chute lorsque, rattrapé par le maccarthysme – il n’a jamais caché sympathies pour la gauche – et son opposition au développement des armes thermonucléaires, il se retrouve devant une commission du FBI qui veut révoquer son habilitation de sécurité nationale. Concomitant à cette dernière période, un dernier découpage en noir et blanc, celle de l’audition au sénat de Lewis Strauss (Robert Downey Jr.), Président de la Commission de l’énergie atomique, pour sa nomination comme Secrétaire au commerce de l’administration Eisenhower.
Cela paraît compliqué ? Oui, un peu, le découpage temporel triparti acculé aux scènes en noir et blanc inflige, au début, une déperdition d’infos dont on est submergé∙es. Cependant, si on ne se laisse pas emporter par cette esbroufe scénaristique décuplée par un montage très rapide abusant des champs/contrechamps, des scènes visuelles hallucinatoires très kitschs des jeunes années du physicien – une hallucination de sa femme Kitty (Emily Blunt), inattendue et très réussie est cependant à souligner, lors d’une audience devant le FBI, où elle imagine son mari avec sa maîtresse devant les agents –, la plasticité des cerveaux du public permet de nettoyer le superflu, reconnaître le classicisme de l’entreprise et se repérer dans le temps et la biographie. Le jeu de références iconographiques qui sont entrées dans la pop culture y contribue aussi, tant les scènes d’audience de FBI, de sénat étasunien et de procès maccarthystes en sorcellerie sont entrées dans l’imaginaire collectif.
Pour incarner cet homme complexe, en proie au syndrome de Prométhée et aux contradictions classiques induites par le conflit moral, éthique qui en résulte, Cillian Murphy qui semble être littéralement entré dans la peau de son personnage, seule incandescence physique et métaphysique qui traverse l’écran du film.
Le noyau atomique de l’ouvrage est Murphy-Oppenheimer, à cet égard, il est naturellement le personnage le plus écrit, ce qui donne plusieurs épaisseurs à son incarnation, une évolution qui va de l’exaltation dans les jeunes années, à une personnalité contenue qui devient de plus en plus froide; les autres personnages n’ont pas cet espace, ils sont contenus dans un certain binarisme, cela se ressent sur les interprétations assez convenues, et ceci malgré une distribution de luxe – aux sus-cité∙es s’ajoutent Matt Damon dans le rôle du lieutenant général Leslie Groves, chef du Projet Manhattan, Florence Pugh qui joue Jean Tatlock, son amante irradiante, mais aussi Kenneth Branagh, Gary Oldman, James D’Arcy et, on se demande pourquoi, Rami Malek dans un petit mais décisif rôle qui amène le retournement final à Oppenheimer.
Même si Nolan met en scène les ambivalences d’Oppenheimer, il ne fait que les effleurer, entretenant le flou de ses dilemmes moraux, que ce soit dans le domaine de la physique comme dans celui de sa sphère privée assez compliquée. Le cinéaste atteint ici les limites classiques du biopic : jusqu’où appréhender le réel et égratigner la façade publique de son héros ?
Film beaucoup trop long – la scène de l’essai de la bombe dans le désert du Nouveau-Mexique semble interminable, vidée de toute la tension qu’elle devrait porter et renvoyer, peut-être parce que le réalisateur comme le spectateur, la spectatrice sont fatigué∙es au bout de deux heures de cavalcades conversationnelles, déclaratives et temporelles –, lourdement enharnacher par la musique de Ludwig Göransson, Oppenheimer n’est cependant pas désagréable à regarder… dans une salle de cinéma. À ce titre, on sait gré à Christopher Nolan de faire du cinéma pour être vu au cinéma, le réalisateur ayant tourné en 65 mm (projeté en 70 mm) afin de donner à son œuvre la texture et l’envergure des grandes heures du septième art.
De Christopher Nolan; avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr., Florence Pugh, David Krumholtz, Gary Oldman, Kenneth Branagh, James Remar, Jack Quaid; Grande-Bretagne, Etats-Unis; 2023; 180 minutes.
Malik Berkati
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