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Pooja, Sir de Deepak Rauniyar – Un thriller népalais qui défie les normes – Rencontre avec Asha Magrati

Loin de l’image d’Épinal souvent associée au Népal, le couple scénariste-producteur·trice formé par Asha Magrati et Deepak Rauniyar (White Sun, 2016)  — ce dernier assurant également la réalisation — nous plonge dans un angle mort médiatique de l’histoire népalaise : celui des clivages ethniques qui traversent une société encore fortement marquée par les traditions.
Le récit s’inscrit dans le contexte des violentes manifestations ayant secoué le sud du pays en 2015, lorsque la communauté Madhesi s’est soulevée pour dénoncer une nouvelle constitution jugée discriminatoire. Celle-ci leur offrait, selon elles et eux, une représentation politique insuffisante, un découpage provincial défavorable, des règles de citoyenneté restrictives ainsi qu’une reconnaissance limitée de leur langue et de leur culture.

Pooja, Sir de Deepak Rauniyar
Image courtoisie trigon-film

Cependant, avec une remarquable intelligence scénaristique, Magrati et Rauniyar — épaulé·es à l’écriture par David Barker — ne se concentrent pas directement sur ces troubles socio-politiques, mais les utilisent comme toile de fond pour explorer en profondeur les structures de la société népalaise à travers un thriller.
L’inspectrice Pooja Thapa, incarnée par Asha Magrati, est présentée comme la première femme détective du pays. Envoyée en mission dans les plaines du Teraï, au sud du Népal — une région en proie à de vives tensions ethniques et politiques —, elle doit faire face à une situation explosive. La répression policière y a déjà fait de nombreuses victimes, tant parmi les civils que dans les rangs des forces de l’ordre.
En pleine mousson, Pooja doit mener son enquête sous les projecteurs des médias: deux garçons « à la peau claire » ont été enlevés. L’un est le fils d’un couple influent — la mère dirige une école, le père est membre du Congrès —, l’autre provient d’un milieu modeste. Une rançon est exigée dans un délai de 48 heures, et les soupçons se tournent rapidement vers les rebelles Madhesis. Face à un Premier ministre qui attise les divisions, Pooja devra, avec le soutien d’une collègue locale d’origine Madhesi, la policière Mamata Gupta (interprétée par Nikita Chandak), remonter la piste de la vérité pour tenter de sauver les enfants.

Le personnage de Pooja incarne à lui seul les tensions et fractures de la société népalaise. Envoyée depuis Katmandou, elle découvre un univers de discriminations jusque-là insoupçonnées, fondées notamment sur l’origine ethnique ou la couleur de peau — marqueur extérieur le plus visible, comme partout ailleurs dans le monde. Même Mamata Gupta, bien qu’intégrée au système d’autorité légale, n’échappe pas à ces stigmatisations.
Plus classiquement, Pooja se heurte aussi au système de classes, profondément enraciné dans la société, avec son cortège d’inégalités, de préjugés sociaux et de corruption politique.
Et pourquoi ce titre, Pooja, Sir ? Parce que l’inspectrice s’est façonné une posture d’autorité en s’affranchissant volontairement des signes traditionnellement associés à la féminité. Cheveux courts, elle bande sa poitrine avant d’endosser l’uniforme, et insiste pour que l’on s’adresse à elle comme on le ferait à un supérieur masculin. ÀKatmandou, elle partage son quotidien avec sa compagne, Rama (Gaumaya Gurung), et s’occupe de son père malade, complétant ainsi le portrait d’un personnage à la fois fort, complexe et profondément humain.

Avec son directeur de la photographie, Sheldon Chau, Deepak Rauniyar a élaboré une esthétique au service non seulement de la représentation du réel à l’écran, mais aussi des conditions concrètes de tournage. En effet, les coupures de courant étant fréquentes et pouvant durer plusieurs heures, le choix s’est porté sur les caméras Sony FX6 et FX3, réputées pour leurs performances en basse lumière. Les jeux d’ombres et l’éclairage spartiate des intérieurs contribuent pleinement à la tension narrative du thriller. La caméra subjective, souvent très proche du visage de Pooja, accentue l’intériorité du personnage, tout en ménageant des ouvertures vers les extérieurs avec des plans panoramiques. Ces séquences, baignées de lumière naturelle, arborent des tonalités plus chaudes — depuis les couleurs des saris jusqu’aux flammes de la révolte.
L’atmosphère ainsi construite est dense, parfois étouffante, traversée d’une tension sourde qui semble transpercer l’écran.

Au-delà du contexte népalais qu’il explore, Pooja, Sir résonne de manière universelle. Le film met en lumière les défis persistants auxquels sont confrontées les femmes — et, plus largement, toutes les personnes marginalisées — lorsqu’elles investissent des sphères historiquement dominées par les hommes. Il rappelle que leur légitimité, encore trop souvent remise en question, doit se conquérir au quotidien, d’autant plus lorsqu’elles subissent des discriminations multiples.

Nous avons rencontré l’actrice, scénariste et productrice Asha Magrati au Festival International du Film de Fribourg (FIFF), où elle siégeait au sein du jury international.

— Asha Magrati
Image courtoisie Deepak Rauniyar

Le travail de caméra est particulièrement impressionnant. Les plans serrés sur les visages alternent avec des angles larges, et la lumière joue un rôle déterminant. Pourriez-vous nous éclairer sur ces choix esthétiques ?

Deepak Rauniyar souhaitait créer une véritable intimité avec les personnages. Les gros plans traduisent cette volonté de proximité émotionnelle. Pour l’éclairage, nous avons privilégié des sources naturelles, car au Népal, chaque pièce ne dispose en général que d’un seul point lumineux. Nous voulions restituer cette vibration authentique : des ambiances tamisées, sans artifices. C’est un reflet fidèle de nos intérieurs, où la lumière vive est rare.

Cette authenticité était donc une priorité ?

Absolument. Chaque choix technique visait à servir ce souci de vérité.

En tant qu’actrice, comment avez-vous vécu ces nombreux gros plans ?

Nous n’étions pas toujours conscient·es des cadrages ! La caméra restait à distance, utilisant des longueurs focales variables. En tant qu’interprètes, nous ignorions quelle part de notre jeu serait captée en plan rapproché.

Et en tant que spectatrice, cette proximité visuelle vous touche-t-elle différemment ?

C’est d’une puissance rare. Les émotions transpercent l’écran : chaque micro-expression, chaque douleur devient palpable. En voyant mon propre visage, je ressens physiquement la souffrance des personnages. C’est une immersion totale dans leur vécu.

— Asha Magrati – Pooja, Sir
Image courtoisie trigon-film

Votre film aborde des enjeux multiples : ethnicité, corruption, classe sociale, condition féminine… Pourquoi avoir intégré la question LGBTQ+ de manière aussi subtile ?

Lors de nos recherches, nous avons rencontré des policier·ères LGBTQ+ contraint·es de dissimuler leur identité. Leur courage invisible méritait d’être célébré à l’écran. Si la société népalaise les invisibilise, le cinéma peut, lui, leur offrir un espace de représentation. Le personnage de Pooja s’inspire d’ailleurs de l’expérience de ma cousine, qui vit avec sa partenaire sans pouvoir l’affirmer ouvertement — même si tout le monde, d’une certaine manière, le sait.

Comment le public népalais a-t-il réagi à cette thématique ?

Curieusement, les débats se sont focalisés sur les scènes à portée politique ! La critique du Premier ministre a éclipsé la subtilité de l’arc narratif de Pooja. C’était, en quelque sorte, une chance inespérée : cela nous a permis d’éviter une censure directe, ce qui nous aurait causé bien des problèmes, car Pooja est présente à l’écran du début à la fin.

Vous parlez de censure. La version projetée au Népal, ce n’est donc pas exactement celle que nous voyons ici ?

Oui et non. C’est la même version, mais censurée.

Comment avez-vous procédé ? Vous n’avez pas coupé les scènes qui dérangeaient les autorités ?

Non, nous ne les avons pas coupées. Nous les avons simplement floutées.

Vous les avez floutées ? Ce n’est pas banal !

Oui, c’est une forme de protestation créative. En floutant certaines images et en assourdissant le discours qui pose problème au Premier ministre, nous avons voulu contourner la censure sans renoncer au message. Cela donne un effet très singulier, mais qui parle de lui-même.

Quels sont les éléments qui posent le plus de problème aux autorités ?

Le discours du ministre, dans lequel il compare les Madhésis à des mangues, les références à la couleur de peau, l’évocation du système de castes et de la corruption…

Ce qui nous parvient du Népal est essentiellement du domaine touristique. Si nous entendons parler des problèmes ethniques en Inde ou en Chine, ceux du Népal ne nous parviennent pas à travers nos médias. Les manifestations de 2015 sont plutôt passés sous nos radars médiatiques en Occident. C’est presque un angle mort…

Oui, il y avait eu plusieurs mouvements auparavant, mais en 2015, cela a pris une ampleur sans précédent, avec beaucoup de violences et des victimes.

Votre film dépeint le Népal sans tomber dans l’exotisme ou le sensationnalisme concernant les manifestations…

Absolument ! Vous savez, quand on parle du Népal à l’étranger, on imagine souvent les sommets de l’Himalaya, les spiritualités mystiques. Nous voulions déconstruire cette vision réductrice. Bien sûr, les montagnes font partie de notre réalité, mais réduire le pays à ces clichés, c’est invisibiliser le quotidien des gens. Le Népal est constitué de différentes ethnies, paysages et cultures. Les manifestations de 2015, avec leur cortège de violences, ne sont présentes qu’en toile de fond, afin que les spectateurs prennent conscience des problèmes que nous rencontrons à ce sujet, mais de manière indirecte. Nous ne voulions pas nous concentrer sur l’aspect politique, même si, d’une certaine manière, tous les films sont politiques.

Une façon d’inviter le spectateur à regarder au-delà des stéréotypes ?

Exactement. Le Népal n’est pas qu’une carte postale ou des problèmes politiques. Même si, bien sûr, la montagne est aussi le vrai Népal (rires).

Vous et votre mari n’appartenez pas à la même ethnie. Cela a-t-il posé des problèmes ?

Oui, c’est d’ailleurs cela qui nous a, entre autres, inspiré le film. Je viens des montagnes, de l’ethnie Pahadi, et j’ai la peau claire, tandis que lui est Madhési et a la peau plus foncée. Avant de me marier, je n’avais pas conscience de ces discriminations systémiques. À travers de nombreuses situations, y compris des contrôles policiers, j’ai pris conscience de l’ampleur du racisme et des préjugés ancrés dans la société. Même dans ma famille, il arrive qu’ils oublient et fassent des commentaires sur sa communauté, et je me dois de leur rappeler que Deepak est présent ! En réalité, personne ne s’intéresse à cette communauté, encore moins à leurs difficultés. En 2015, les Madhésis sont descendus dans la rue pour que l’on entende leur voix, mais même les journalistes et les médias les ont ignorés. C’est pourquoi, lors du tournage, ils soutenaient le projet et se disaient reconnaissants que des cinéastes racontent leur histoire.

— Nikita Chandak – Pooja, Sir
Image courtoisie trigon-film

Vous jonglez entre scénario, jeu et production… et collaborez avec votre mari, qui est également réalisateur et co-scénariste. Comment gérez-vous cette proximité professionnelle au quotidien ?

C’est une force ! Depuis 2008, nous avons appris à marier nos visions – parfois en douceur, parfois à coups de débats animés. (rires) Imaginez : nous partons sur le terrain ensemble, nous écumons les villages, discutons avec des dizaines de personnes… et le soir, à la maison, nous en parlons. Pour l’écriture, c’est un véritable ping-pong créatif : parfois il lance une scène, je la retravaille… ou l’inverse. Bien sûr, quand les désaccords surgissent – et ils surgissent ! –, nous prenons le temps de discuter. Mais soyons honnêtes : même en 2024, les femmes portent toujours le double fardeau. Gérer le travail et la maison… Cela demande une organisation de chef.fe d’orchestre. Mais cette alchimie rend nos projets uniques !

Quel est l’état de la production cinématographique au Népal ?

On compte environ 120 films par an, principalement destinés au marché local, ce que l’on appelle Kollywood. Il y a peu de productions indépendantes, ce qui explique que peu d’œuvres percent à l’international. Cependant, la diaspora commence à relayer certains films qui sont sélectionnés dans des festivals ou sortent en salle à l’international.

En tant que productrice, quels défis rencontrez-vous ?

Comme partout, le financement. La différence ici réside dans le fait que nous ne recevons aucun soutien institutionnel dans notre pays : nous dépendons de fonds européens ou étasuniens. Obtenir les budgets nécessaires reste un véritable parcours du combattant.

De Deepak Rauniyar; avec Asha Magrati, Nikita Chandak, Bijay Baral, Dayahang Rai, Reecha Sharma, Parmeshwor Kumar Jha, Chandra Dhoj Limbu, Gaumaya Gurung, Aarti Mandal, Pashupati Rai; Népal; 2024; 109 minutes.

Sur les écrans romands ce mercredi 14 mai 2025.

Malik Berkati

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