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TIFF 2024 – Les Courageux de Jasmin Gordon explore la rupture avec la norme sociale

Être dans le besoin matériel, à la marge d’un système, sur le fil qui peut vous faire basculer dans le vide si vous n’arrivez pas à traverser le gouffre qui, à certains moments de la vie, s’ouvre sous vos pieds, est une épreuve dans toutes les sociétés occidentales. Si, comme le dit le chanteur, « la misère est moins pénible au soleil » (Charles Aznavour, Emmenez-moi, 1967), elle est paradoxalement souvent plus compliquée à gérer dans les pays les plus riches de cette planète, dont la Suisse fait partie. Les vies accidentées se heurtent, comme partout, aux obstacles administratifs, mais surtout au regard d’une société prompte à juger, attribuant principalement la responsabilité individuelle aux personnes en difficulté, particulièrement en dehors des grands centres urbains. C’est ce regard, et cette difficulté supplémentaire, que transposent avec acuité la réalisatrice suisse-étasunienne Jasmin Gordon et son co-scénariste suisse-français Julien Bouissoux à l’écran dans Les Courageux, présenté en Première mondiale au Festival international de Toronto 2024.

— Arthur Devaux, Jasmine Kalisz Saurer, Ophelia Kolb, Paul Besnier – Les Courageux
Image courtoisie maximage GmbH

La scène d’ouverture donne le ton : une mère (l’actrice française Ophelia Kolb) conduit ses trois enfants dans une vieille voiture sur une route de campagne et se fait flasher par ce qui semble être le seul radar fixe de la région. Cette femme, Jule, toujours pressée, courant dans tous les sens, apparaît d’emblée comme promise à une multitude de soucis, à l’image de cet excès de vitesse, annonciateur de sa précipitation vers le fossé du quotidien. Très vite, nous constatons que ce n’est pas seulement la malchance qui façonne la vie de cette famille monoparentale. Avec des enfants en liberté quasi totale et une mère à la fois défaillante et affranchie de nombreuses conventions, qui ment à tout le monde – y compris à ses enfants – mais qui reste aimante et combative, le tableau se dessine.

Dans le schéma classique de ce type de scénario, la fratrie est composée d’enfants aux caractères suffisamment contrastés pour nourrir la dynamique narrative. Sami (Arthur Devaux), le plus jeune, recherche affection et repères. Loïc (Paul Besnier), dont la mère évoque le syndrome d’Asperger sans que cela ne devienne un enjeu central, est dépeint avant tout dans son individualité, le syndrome n’apparaissant qu’à travers les difficultés qu’il rencontre à l’école. Enfin, l’aînée, Claire (Jasmine Kalisz Saurer), non seulement gère ses frères et les situations complexes dans lesquelles sa mère les entraîne, mais confronte également cette dernière à ses mensonges et à ses problèmes, sans agressivité ni reproche, mais avec un élan de soutien. Au fil de leurs nombreux déménagements, ces enfants ont développé des stratégies d’évitement face aux figures d’autorité, afin de préserver l’intégrité de leur petite cellule familiale.

Le parcours et le caractère complexes de Jule invitent les spectateurs∙trices à réfléchir sur les normes parentales et sociétales, soulevant ainsi des questions cruciales sur ce que signifie vraiment être un bon parent dans un monde qui juge. Un des aspects les plus intéressants du film réside dans la réception de cette question posée par la cinéaste à travers ses personnages : qu’est-ce que la norme et jusqu’où peut-on, individuellement et collectivement, tolérer les franchissements de certaines limites imposées par la vie en société ? Cette réception varie-t-elle en fonction de notre point de vue façonné par notre environnement ? Qu’est-ce qu’être un bon parent ? Peut-on être un bon parent dans ses intentions, dans l’amour que l’on prodigue, tout en étant un mauvais parent dans la manière dont on organise les conditions de vie de ses enfants ? Il est vrai que Jule agace souvent, et nous nous disons que sa méthode ne peut pas fonctionner. Pourtant, dans un mouvement de balancier, elle devient extrêmement pugnace et touchante lorsqu’elle tente de voler des moments de légèreté et de normalité pour ses enfants, les arrachant, même de façon illusoire, à la sombreur de leur réalité. Porté∙es par ses histoires invraisemblables, ils en sont momentanément protégé∙es – même Claire redevient la pré-adolescente insouciante du poids du quotidien qu’elle devrait être en permanence.

Tourné dans le Valais, dans la vallée du Rhône, l’environnement offre un écrin parfait qui fait écho à la situation de Jule et de ses enfants : encaissée entre deux pans de montagnes, une nature à la fois sauvage sur les côtés et domptée en son centre. L’horizon, bien que restreint en largeur, donne l’impression qu’à son extrémité, il pourrait s’ouvrir. Le paysage revêt ici une puissante symbolique, oscillant entre barrières et liberté, entre la promesse de la possibilité d’aller au-delà – que ce soit verticalement ou longitudinalement – et l’enfermement dans un espace domestiqué par l’homme depuis des siècles.

Le récit n’évite pas certains écueils classiques, comme les situations un peu téléphonées de confrontations passives-agressives avec d’autres parents d’élèves, ou les face-à-face directs et vifs avec les services sociaux, le directeur d’école ou l’agent immobilier. On retrouve également le poids d’un passé trouble et stigmatisant, qui amplifie les difficultés et provoque un rejet-réflexe : personne ne lui fera de cadeau, ni lui donnera une chance, c’est une évidence ! Cependant, le film distille quelques vérités bien senties qui incitent à la réflexion. Si le titre Les Courageux semble explicite au regard de la lutte quotidienne que mènent les protagonistes, la phrase la plus poignante n’est pas celle que Jule lit pour se donner du courage avant une action illégale censée la sortir de son marasme financier – « Celui qui est courageux est libre » – mais bien celle qu’elle adresse à sa fille lors du point culminant du drame :

« Même en trichant, on ne peut pas gagner.»

De Jasmin Gordon; avec Ophelia Kolb, Jasmine Kalisz Saurer, Paul Besnier, Arthur Devaux; Suisse; 2024; 80 minutes.

Malik Berkati

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