TIFF 2024 – Horizonte de César Augusto Acevedo : Un choc à la fois moral et esthétique !
Toutes les guerres sont abominables et laissent des cicatrices sur l’humanité. Cependant, les guerres civiles se distinguent par leur capacité à déchirer le tissu social, à l’intérieur même des groupes constitués, voire des familles, en leur arrachant des membres vitaux. Elles brisent ainsi des lignées, provoquent des ruptures et laissent derrière elles des mémoires individuelles et collectives traumatisées. Ces mémoires, souvent transmises dans le silence, se perpétuent de génération en génération et dissimulent des champs de tombes, parfois identifiées, souvent anonymes, habitées par des disparu∙es.
C’est d’ailleurs sur un homme creusant des trous dans la montagne que s’ouvre Horizonte. La ligne de fuite du paysage semble infinie, mais, tel un marécage, elle est parsemée de corps ensevelis dans l’humus d’une terre irriguée par le sang de celles et ceux qui y sont né∙es. Il est ici question de la guerre civile colombienne, qui a secoué la Colombie pendant plusieurs décennies, opposant des groupes armés de gauche, des paramilitaires d’extrême droite, l’État, ainsi que des cartels de la drogue. Ce conflit a entraîné des déplacements massifs de populations, des massacres, des disparitions forcées, et a laissé des cicatrices profondes dans la société colombienne.
Basilio (Claudio Cataño) demande à l’homme qui creuse où se trouve la tombe d’Inés Soto. L’homme ne connaît pas ce nom et lui demande s’il est certain qu’elle est morte. Basilio se dirige alors vers la montagne embrumée, frappe à la porte d’une vieille maison et l’appelle à travers la porte, lui demandant d’ouvrir. Elle finit par lui répondre qu’elle ne reconnaît pas en lui la voix de son fils. Au fil du récit, nous comprenons pourquoi : la dernière fois qu’elle l’a vu, il était adolescent. L’homme qui se tient devant elle est non seulement un fantôme, mais aussi un individu façonné par les horreurs auxquelles il a participé pour survivre dans un monde divisé en camps ennemis. Elle finit par sortir et entreprend avec lui un chemin à rebours, à travers les atrocités qu’il a commises, lui permettant de se confronter à ses victimes, à ses bourreaux, à lui-même jeune et à lui-même marqué par son passé. Peu à peu, les processions funéraires que la mère et le fils observent finissent par les inclure, et ils commencent à marcher avec elles.
Cette œuvre est conçue avec une grande précision, chaque élément de la réalisation étant minutieusement pensé pour servir la charge narrative. De la forme déstructurée du récit aux cadrages et au découpage fluide, en passant par la lumière qui saisit non seulement les lieux désolés mais également leur esprit, tout concourt à créer une esthétique picturale. Les contrastes de couleurs renforcent cette dimension visuelle, conférant à la photographie une grande richesse. La brume, quant à elle, joue un rôle symbolique important, représentant à la fois ce qui apparaît et disparaît, se fond dans la matière ou se dissout dans l’oubli. La mise en scène repose également en grande partie sur le choix des deux comédien∙nes, qui nous entraînent dans ce voyage : la toujours magistrale Paulina García (Ours d’argent 2013 de la meilleure actrice pour Gloria de Sebastián Lelio), qui incarne avec finesse et force tous ses personnages. Dans le rôle d’Inés, la puissance d’évocation de l’actrice se déploie avec une force tranquille, tout en intériorité, distillant avec grâce une large palette de sentiments oscillant entre le rejet de ce que son fils est devenu et l’amour qu’elle lui porte. Car après tout, comme elle le lui rappelle, lorsqu’il a été emmené de force, il n’était qu’un enfant. « Les enfants ne survivent pas ici. Seuls les soldats », lui rétorque-t-il. Il ajoute ensuite:
« Pendant la guerre, l’espoir est comme une coupure sous la plante du pied. Plus tu appuies dessus, plus la plaie devient profonde. »
Claudio Cataño incarne la noirceur de son personnage en quête de rédemption, dans une évolution qui va du cynisme à l’agressivité, puis du sentiment de vacuité de cette démarche à une forme d’apaisement. Cet apaisement demande bien plus de courage, face aux autres et à soi-même, que de se maintenir dans la posture de celui qui reconnaît ses crimes mais s’en exonère en invoquant un déterminisme inéluctable. La question du choix revient incessamment, lancinante et insoluble, dans une peur qui conditionne tout un système de survie. Tout au long de ce voyage dans les limbes de la guerre civile, Basilio va d’ailleurs passer physiquement de l’état d’être aveugle à celui qui ouvre les yeux, d’un golem privé de libre-arbitre à une créature dotée d’auto-réflexion. C’est ici que la question du pardon — individuel et collectif — se pose avec douleur, une question elle aussi infinie et difficile à appréhender. Faire face, dire la vérité, prendre sa part de responsabilité : est-ce suffisant ?
Horizonte est un film difficile à regarder, charriant dans son réalisme magique toute la douleur d’un peuple auquel on a arraché ses forces vives, laissant place à leur place une peur viscérale. Pourtant, c’est un film nécessaire, loin des images de guerre qui embrasent nos multiples écrans et provoquent souvent un réflexe de distanciation mentale pour se protéger. À force de voir des horreurs, nous devenons, comme Basilio, aveugles. Et pourtant, c’est bien en posant le regard sur les humanités martyrisées que l’on peut espérer les sauver. La proposition introspective de César Augusto Acevedo, dénuée de pathos, presque sèche, parfois distante et clinico-onirique, nous fait entrer par une porte invisible qui suggère la violence sans la montrer directement. Il faut également souligner le travail sur le son, véritable vecteur de signifiés, qui renforce cette démarche. Cette approche est d’autant plus pertinente qu’elle ouvre, chez les spectateur·trices, l’espace de la mémoire et réveille les terrifiantes images déjà vues dans d’autres contextes. Ici, la puissance de l’imagination, nourrie par le sentiment de déjà-vu, démultiplie les émotions et la réflexion, à la suite de cette cohorte de morts-vivants dans les mémoires refoulées. Abyssal !
De César Augusto Acevedo; avec Claudio Cataño, Paulina García, María Victoria Hernández, Ángela Patricia Cano, Edgar Durán Galindo, Michael Steven Henao, Juan Sebastián Angarita, Tifany Rodríguez Fandiño;Colombie, France, Luxembourg, Chili, Allemagne; 2024; 125 minutes.
Malik Berkati
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