Une autre vie que la mienne (Kobieta Z…) de Małgorzata Szumowska et Michał Englert : La double transition d’un individu et d’un pays
La cinéaste polonaise Małgorzata Szumowska (Twarz [MUG], 2018, Grand Prix du Jury – Ours d’argent; Body, 2015, Ours d’argent de la meilleure réalisation) excelle dans la mise en scène de protagonistes marginalisé·es en raison de leur corps, corps qui reflète à la fois un destin individuel et celui du pays dans lequel ils s’inscrivent. Avec Michał Englert, son directeur de la photographie depuis plus de vingt ans, elle signe ici un nouveau film qui, telle une fresque, fait traverser un corps à travers l’histoire récente de la Pologne, dans un mouvement de double (re)naissance : celle d’une personne née biologiquement homme mais qui se sait femme, et celle d’un pays en transition, passant d’un régime communiste appartenant au « bloc de l’Est » à un État capitaliste-conservateur intégré à l’Union européenne.
L’histoire, qui s’étend sur quatre décennies, suit Andrzej/Aniela, jeune père de famille apparemment heureux, vivant dans une petite ville de Pologne à la fin des années 1980 avec ses parents, sa femme et son fils. Bien intégré·e, il/elle participe aux activités sociales et sportives de sa communauté, mais derrière cette apparente normalité se dissimule un profond mal-être. Alors que le pays bascule vers une nouvelle ère, Andrzej lutte intérieurement pour découvrir sa véritable identité, qui, avec le temps, envahit de plus en plus son espace mental, psychique et physique, le/la confrontant à une société qui lui laisse peu de place pour être soi-même. Ce rejet commence d’ailleurs au sein de sa propre famille et de ses proches, comme cela se produit un peu partout dans le monde. Une fois cette étape franchie, un véritable parcours du combattant administratif, juridique et médical s’impose.
Małgorzata Szumowska et Michał Englert choisissent un récit qui échappe au manichéisme en ce qui concerne les individus. Certes, quelques allusions ou moqueries sont présentes, mais la violence et l’humiliation se manifestent principalement à travers le système qui régit la société. On les retrouve dans ces consultations avec le premier médecin, qui prescrit de la testostérone pour traiter « le problème » qu’il définit comme hormonal, ainsi que chez les praticiens suivants, avec leurs questions intimes et embarrassantes. Il en va de même lors de la procédure de divorce, nécessaire pour demander une réassignation de genre officielle, ou encore à l’étape de la réassignation sexuelle, sans oublier la condamnation disproportionnée à des années d’emprisonnement pour la vente de fausses cartes de téléphone.
Ce parcours se résume en un sentiment : devoir se justifier, encore et encore, sous toutes les formes, face à la société et à ses représentant·es officiel·les. Cette violence constante, au-delà du degré d’inclusion qu’elle révèle, met en lumière un aspect souvent occulté lorsque l’on évoque des sujets en situation de minorisation, quelle qu’elle soit, dans une société : la force de caractère extraordinaire de celles et ceux qui en sont victimes et qui, malgré tout, continuent à avancer. Cependant, de beaux moments et évolutions émergent du récit, notamment à travers la relation d’Aniela avec ses deux enfants, son frère, ses parents, mais surtout avec son ex-femme, Iza (Joanna Kulig), offrant ainsi une porte de sortie qui témoigne de la force de l’amour, sans sombrer dans le pathos.
Une autre vie que la mienne est une œuvre cinématographique ambitieuse qui dépasse les simples enjeux de représentation, mais elle n’est pas exempte de contradictions : ni l’acteur (Mateusz Więcławek) qui incarne Aniela/Andrzej jeune, ni l’actrice (Malgorzata Hajewska) qui la joue plus âgée ne sont des personnes transgenres ou transidentitaires. Cependant, l’équipe de tournage est en grande partie composée de personnes transgenres et/ou transidentitaires.
La reconstitution visuelle de la Pologne citadine sur quatre décennies, magnifiée par une superbe lumière, est remarquable, tout comme le montage fluide qui nous entraîne dans cette épopée. Un clin d’œil des deux cinéastes apparaît avec l’insertion de l’affiche du film emblématique de Krzysztof Kieślowski, La Double vie de Véronique (1991), dans une lumière baignée de bleu, de rouge et de blanc (référence à Trois Couleurs, son triptyque cinématographique, 1993-1994). Ce moment de cinéma, qui ne dure qu’une poignée de secondes, enrichit pourtant de manière fulgurante l’éclairage du récit : le destin de deux femmes, entre visible et invisible, dont l’une doit mourir pour que l’autre puisse vivre ; le destin d’un pays et d’une société raconté à travers l’intimité d’un individu ; et l’inscription visuelle et narrative du film dans l’histoire cinématographique polonaise, où l’art, inscrit dans le réel, transcende sa matière.
Cependant, il ne faut pas s’y tromper : ce clin d’œil ne revendique ni filiation ni mimétisme. L’univers de Małgorzata Szumowska et Michał Englert est moins onirique et symbolique – bien que, par moments, les jeux de miroir visuel entre Andrzej jeune et Aniela plus âgée nous plongent dans les interstices du réel temporel et du réel advenir, jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un. Cet univers se révèle plus tranchant dans la réalité et son absurdité, associée à un humour de situation assez débonnaire.
Cette histoire de double transition est dédiée à toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent dans la communauté LGBTQIA+ ainsi qu’à leurs proches. Les deux cinéastes soulignent qu’à ce jour, la Pologne ne dispose toujours pas de lois sur la reconnaissance de genre. Toutes les transitions sont difficiles, et il est manifeste que la Pologne n’a pas encore achevé la sienne dans l’espace sociétal. Peut-être que Une autre vie que la mienne contribuera à ouvrir le dialogue, là-bas, mais aussi ici, où rien n’est jamais définitivement acquis.
De Małgorzata Szumowska et Michał Englert;avec Malgorzata Hajewska,Joanna Kulig, Mateusz Więcławek, Jerzy Bonczak, Anna Tomaszewska, Jacek Braciak; Pologne, Suède; 2023; 127 minutes.
Malik Berkati
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