Valeur Sentimentale de Joachim Trier – Une fresque mélancolique de l’héritage affectif
Au centre de ce film, qui a reçu le Grand Prix au dernier Festival de Cannes, une grande maison familiale, transmise de génération en génération depuis cent ans. Elle conserve encore le cachet de ses origines, mais aussi la fissure originelle qui traverse sa fondation sans pourtant l’avoir jamais fait s’écrouler. L’anthropomorphisme de la demeure comme métaphore est certes appuyé, mais il a le mérite de poser dès le départ le mur porteur du récit : la famille est dysfonctionnelle.
© Kasper Tuxen
Le film s’ouvre sur une scène étourdissante : une célèbre actrice, Nora (Renate Reinsve, Prix d’interprétation à Cannes avec le précédent film de Trier, Julie (en 12 chapitres)), est en proie à une violente attaque de trac avant de monter sur scène, où elle incarne Médée. Manquant de s’effondrer, fuyant et se débattant pour échapper au régisseur, elle est finalement poussée vers la lumière. Une fois sur le plateau, elle se révèle éclatante dans son rôle. Les bases du personnage sont posées : une femme puissante par la force d’inertie qui l’habite, mais fragile dans la confrontation chaotique qu’elle entretient avec elle-même et avec le monde.
La mère de Nora vient de mourir. Le jour de l’enterrement, avec sa sœur Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas), elles accueillent famille et ami·es dans la maison de leur enfance. Mais l’ombre d’un absent plane : Gustav (Stellan Skarsgård), leur père, célèbre réalisateur qui a connu ses heures de gloire mais n’a plus tourné depuis plusieurs années. Lorsqu’il arrive, la dynamique change brusquement : de la tristesse, on passe à la tension extrême, Nora ne supportant pas sa présence. Son retour dans la maison familiale, dont il est propriétaire, s’accompagne d’un projet : pour relancer sa carrière, il veut tourner un film librement inspiré de la vie de sa mère, une résistante pendant la Seconde Guerre mondiale. Emprisonnée et torturée, elle s’était suicidée quelques années après la guerre, incapable de surmonter son traumatisme. Gustav propose le rôle principal à Nora, qui le refuse. Lors d’une rétrospective de son œuvre à Deauville, il rencontre alors une actrice étasunienne, Rachel Kemp (Elle Fanning), enfermée dans des rôles commerciaux stéréotypés. Elle accepte la proposition à la stupeur de son entourage.
Cette superposition de couches narratives, entre occupation nazie, suicides, séparations douloureuses et abandons, permet d’explorer l’inconscient de la transmission des traumatismes et des tristesses mortifères, de génération en génération. Les non-dits et les blessures enfouies se transmettent également, et se révèlent parfois de manière inattendue. Ainsi, Gustav propose à son petit-fils d’incarner l’enfant du récit. Agnes, qui avait joué à huit ans dans un des films les plus réputés de son père, avait à l’époque ressenti, le temps du tournage, le vertige d’être « au centre de l’univers » paternel. Mais ce sentiment s’était effacé aussitôt le film sorti. Lorsque Gustav insiste pour que son petit-fils tienne ce rôle, le malaise d’Agnes ressurgit, incompris du père, qui se souvient uniquement qu’elle avait « aimé participer ».
La structure du film reste très classique, jalonnée de flashbacks sur l’histoire familiale. Mais le montage, serré et fluide, ponctué de fondus au noir, parvient à maintenir une dynamique dans ce récit de plus de deux heures. Chaque fondu agit comme une inspiration retenue, un souffle suspendu entre l’écran et le·la spectateur·trice, où les tensions et les émotions trouvent à vibrer encore avant de s’effacer dans la continuité du récit. De même, la photographie de Kasper Tuxen se distingue par une sobriété élégante : pas d’expérimentations formelles, mais une composition soignée qui capture avec délicatesse l’intimité des sentiments, sans révolutionner l’exercice.
La relation triangulaire entre Gustav et ses deux filles repose également sur un schéma classique : le père et l’aînée s’affrontent comme chien et chat, tandis que la cadette tente de ménager les deux, solidaire de sa sœur mais maintenant malgré tout un lien avec le père. La générosité de Joachim Trier – et en même temps la limite de son récit – est de vouloir sauver les trois personnages en recréant un lien inconditionnel, malgré les blessures accumulées au fil des années. Car le comportement repoussant du père, égocentrique, rustre, qui a abandonné ses filles enfants et continue de les blesser par ses paroles et comportement, est compensé par la mélancolie que lui insuffle le cinéaste et, surtout, l’interprétation de Stellan Skarsgård. Celui-ci porte en lui la mélancolie des automnes de la vie, qui adoucit les ressentiments et finit par attendrir le regard porté sur lui.
Si Agnes a choisi une carrière académique – elle est historienne –, sa sœur, elle, a suivi la voie artistique de son père. Comme lui, elle est célébrée et reconnue, mais ce qu’elle désire par-dessus tout, tout en le niant, c’est être vue par lui. Or Gustav ne se rend jamais au Théâtre national d’Oslo où elle triomphe. Au sentiment d’abandon qui la hante depuis l’enfance s’ajoute celui de ne pas être reconnue dans ce qu’elle accomplit. La rage qui l’habite devient alors cri du cœur, auquel son père ne sait répondre : « C’est difficile d’aimer une enragée, elle a trop de colère en elle », lâche-t-il.
En fin de compte, Valeur Sentimentale ne cesse d’interroger la place que chacun·e tente de trouver dans la constellation de sa propre vie. À cet égard, le film séduit par ses ruptures émotionnelles qui finissent par gagner le·la spectateur·trice, puisque chacun·e, à un moment ou à un autre, y retrouve quelque chose de son propre parcours.
de Joachim Trier; avec Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie; Norvège, France, Danemark, Allemagne; 2025; 132 minutes.
Le film est sur les écrans romands depuis ce mercredi.
Malik Berkati
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