When the Light Breaks de Rúnar Rúnarsson : Amour caché – deuil impossible. Rencontre avec le réalisateur islandais
Dans une première scène paisible, deux jeunes amants, Una et Diddi (Baldur Einarrsson), se retrouvent sur une plage. Le soleil couchant les enveloppe d’une lumière diffuse et chaude tandis qu’ils envisagent leur avenir.
© Compass Film
Le réalisateur islandais Rúnar Rúnarsson nous plonge dans les vingt-quatre heures les plus éprouvantes de la vie d’Una, une jeune étudiante en art incarnée par Elín Hall, qui joue avec une sobriété et une intériorité remarquables. Une tragédie inattendue vient briser le cours de son existence. Diddi devait prendre l’avion pour retrouver Klara, son amie officielle, afin de lui annoncer en personne qu’il était amoureux d’Una. Son vol étant annulé, il décide de prendre la voiture pour régler au plus vite cette situation. Mais une explosion dans un tunnel routier, causant plusieurs mort∙es, bouleverse toute l’Islande ainsi que la petite communauté d’ami∙es de Diddi. Pendant quelques heures, l’incertitude demeure quant à son sort. Lorsqu’il est confirmé qu’il fait partie des victimes, Klara (Katla Njálsdóttir) se rend sur place pour faire son deuil avec leurs ami∙es commun∙es. De son côté, Una est contrainte de rester en retrait, spectatrice de la douleur de Klara, incapable d’exprimer la sienne. À l’exception du meilleur ami de Diddi, personne ne connaît la véritable nature de leur relation.
When the Light Breaks se concentre sur la situation nébuleuse dans laquelle se retrouve Una, sur le silence qui l’enferme et la frustration de ne pas recevoir l’attention qu’elle estime légitime, puisqu’à ses yeux, c’est elle qui devrait être au centre du deuil. Rúnar Rúnarsson observe avec retenue ce processus, sans juger les protagonistes, leur accordant à chacun∙e une complexité faite d’imperfections, de contradictions et de qualités, tout en évitant l’écueil de la manipulation mélodramatique. Alors que la journée touche à sa fin, Una commence à lâcher prise. Dans les interstices des non-dits et la lumière apaisante du coucher de soleil, le partage silencieux de sa douleur intérieure avec celle qui l’a exprimée toute la journée ressemble autant à une fin qu’à un nouveau commencement.
Entretien avec Rúnar Rúnarsson
Le crépuscule, qu’il soit matinal ou vespéral, apparaît à trois reprises dans le film : deux fois au coucher du soleil et une fois à son lever. Cette récurrence suggère que l’intrigue se déroule sur une période d’environ vingt-quatre heures, mais revêt-elle également une dimension symbolique ?
J’utilise abondamment les symboles et les métaphores afin que le public puisse s’approprier l’histoire selon ses propres perceptions et interprétations. Le premier crépuscule symbolise un avenir nouveau, un espoir pour ce jeune couple. Pour représenter ce futur potentiel, il est essentiel d’utiliser une palette de couleurs qui reflète leur état d’esprit. L’une des manières de traduire les émotions du moment est d’employer les teintes du coucher de soleil. Par ailleurs, tout au long du film, il est crucial que le public ressente la présence de ce jeune homme, qu’il ne soit pas simplement évoqué. Les couleurs jaune et orange, ainsi que le spectre qui les sépare, sont les siennes. Elles l’accompagnent, et nous avec lui, jusqu’au dernier crépuscule.
À propos de ce dernier crépuscule, face à ce soleil qui se couche, comme si Diddi prenait congé d’elles, Klara demande à Una ce qu’elle fera le lendemain. Cette question, en apparence anodine, revêt une dimension existentielle : la vie s’arrête pour certain∙es, tandis qu’elle continue pour d’autres…
Cette scène n’était pas conçue ainsi dans le scénario. Lorsque je réalise des films, j’ai tendance à supprimer de nombreux dialogues au fil des répétitions afin de privilégier la visualisation des pensées. Cependant, dans ce cas précis, j’ai choisi d’ajouter cet échange entre les deux jeunes femmes. Initialement, la scène était sans dialogue.
Pourquoi avez-vous ajouté ce dialogue ?
Je souhaitais souligner l’évolution narrative qui, à ce moment précis, place les deux protagonistes dans une situation similaire. Je voulais que le public ressente cet instant suspendu, ce moment singulier où, après une journée chargée d’émotions, les choses semblent s’apaiser légèrement.
En parlant de montagnes russes émotionnelles, ces moments de pleurs suivis de rires, puis à nouveau de désespoir et de colère, cela représente-t-il le cycle de la vie ?
Oui, c’est aussi lié au fait que, pour ces jeunes personnes, c’est la première fois qu’une telle tragédie bouleverse leur existence, qu’elles perdent quelqu’un de leur âge. C’est une expérience que chacun∙e traverse à différents moments de sa vie, mais pour elles, c’est un choc inédit. J’étais surtout intéressé par le portrait de cette confusion émotionnelle qui peut surgir dans de telles circonstances, en particulier lorsqu’il s’agit d’une première fois, ainsi que par les changements intérieurs que cela provoque. Lorsque j’ai perdu un ami proche, je me souviens que, ce jour-là, je passais du rire aux larmes en l’espace de quelques secondes. Je n’ai pas voulu réaliser un film prescriptif qui dicterait comment traverser le deuil. J’ai préféré laisser la complexité du moment s’exprimer librement, tant pour les personnages que pour les spectateur∙rices, selon leurs propres expériences, émotions et sensibilités. Ce vide qui s’installe dans les premières heures d’un tel drame, ce processus où l’on prend progressivement conscience de ce qui vient de se produire…
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On ne voit pas beaucoup d’adultes dans le film et, lorsqu’ils apparaissent, ils sont dépeints de manière négative : un automobiliste agressif envers les jeunes ou le père d’Una, maladroit et presque insensible à la douleur de sa fille.
Tout d’abord, je considère ces jeunes comme des adultes. Je les vois comme des adultes faisant leurs premiers pas dans l’âge adulte, et non comme des adolescent∙es.
Concernant le père, il fait de son mieux, mais il manque d’outils pour gérer la situation. On sent qu’avec cette maladresse, il perd sa fille, tout comme elle le perd. Il tente de la réconforter, de lui dire que la vie continue, la préparant ainsi au prochain chapitre de son existence, qui commencera après le film, même si, sur le moment, cela peut sembler très maladroit. Personne dans ce film n’est parfait. Una non plus n’est pas parfaite. Ce que je cherche à montrer, ce sont des personnes qui tentent de s’améliorer, qui ont de bonnes intentions, mais qui restent humaines, et donc imparfaites.
Une scène particulièrement symbolique est celle où Una et Klara se reflètent l’une dans l’autre sur la transparence d’une porte-fenêtre, leurs visages finissant par se confondre. Comment l’avez-vous conçue ?
Cette scène n’était pas écrite ainsi à l’origine. Initialement, Klara devait découvrir un secret. Cependant, lors du tournage, j’ai ressenti que la situation similaire dans laquelle se trouvent les deux jeunes femmes pouvait être exprimée visuellement. Cette image était forte et permettait de traduire leur état d’esprit d’une manière plus percutante, tant pour les personnages que pour le public. Pour enrichir l’histoire et sa perception, je suis toujours prêt à ajuster légèrement le scénario, son découpage ou le cadre prévu. Si un élément sonore ou visuel peut apporter une dimension supplémentaire à la narration, je privilégie cette approche plutôt que l’explication par les dialogues. Ma partenaire de vie est artiste visuelle et, entre autres, elle a travaillé avec du 16 mm et réalisé une installation où elle fusionnait une projection vidéo avec elle-même. C’est là que l’idée m’est venue. C’est, en quelque sorte, un hommage à ma femme (rires).
C’est pour cette raison que vous tournez également en 16 mm ?
J’aime tourner mes films en 16 mm ; c’est un support incroyablement vivant. Il se passe tant de choses dans le cadre qu’il est impossible de tout maîtriser. Ce format restitue la matière et les couleurs de manière organique. Pour faire simple, je dirais que le numérique est rationnel, tandis que l’analogique est émotionnel. Et je privilégie l’émotion.
Klara est assez sceptique quant à l’art que pratiquent Diddi et Una, et il y a ce moment où Una lui répond en lui apprennant à s’envoler au pied d’une architecture moderne…
Oui, et c’est la première fois qu’elles commencent à établir un lien. Cette scène montre également que Klara est plus ouverte qu’Una, qui a des points de vue très arrêtés. Klara semble un peu tiède, sans grandes convictions, mais elle est prête à expérimenter et à admettre les choses. Même si nous sommes censé∙es sympathiser avec tous ces jeunes personnages, et surtout avec le personnage principal, Una a ses défauts. Il ne s’agissait pas de la rendre parfaite vis-à-vis de Klara.
En arrière-plan du récit, il y a la question de l’art et de sa perception. Faites-vous un commentaire sur l’art contemporain ?
J’espère avoir traité cette question avec respect. Comme je le mentionnais, ma partenaire est artiste visuelle et j’ai aussi des ami∙es artistes. Je fréquente souvent des vernissages et j’apprécie l’énergie qui règne dans les écoles d’art. Mais il y a toujours cette question : qu’est-ce qu’être un∙e artiste, et qu’est-ce que l’art ? De nombreux∙ses étudiant∙es en art échouent dans leur parcours. Mais parfois, la magie opère. Je ne souhaitais pas me moquer d’eux∙elles, mais plutôt montrer une génération qui s’interroge sur son art.
De Rúnar Rúnarsson; avec Elín Hall, Katla Njálsdóttir, Baldur Einarsson, Mikael Kaaber, Ágúst Wigum, Gunnar Hrafn Kristjánsson; Islande, Pays-Bas, Croatie, France; 2024; 82 minutes.
Lire également ici la critique de Firouz E. Pillet publié lors du Festival de Cannes 2024
Malik Berkati
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