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All the Beauty and the Bloodshed (Toute la beauté et le sang versé), de Laura Poitras, invite à une remarquable célébration de l’art

All the Beauty and the Bloodshed est le premier portrait d’artiste signé par la documentariste oscarisée Laura Poitras et qui lui a permis de remporter le Lion d’or à la dernière Mostra de Venise 2022.

All the Beauty and the Bloodshed (Toute la beauté et le sang versé) de Laura Poitras
Image courtoisie Nan Goldin (© )

Le documentaire de Laura Poitras se consacre pleinement à la photographe américaine Nan Goldin, une figure protéiforme de la contre-culture et du mouvement underground no-wave de New York dès les années soixante. Mais, contrairement à ce que laisse croire la bande-annonce du film, le documentaire ne se contente pas de livrer une simple biographique, mais développe plusieurs fils narratifs : certes, sa vie mais aussi son œuvre et son travail, les artistes qu’elle a côtoyés et qui l’ont influencée, ses amis morts du SIDA car laissés pour compte par la société américaine et son combat contre la famille Sackler qui a amassé une fortune colossale en fondant Purdue Pharma, jusqu’à sa mise en faillite en 2019.

Née Nancy, Nan Goldin a révolutionné l’art de la photographie et a réinventé la notion du genre et les définitions de la normalité. Immense artiste, elle est née dans une famille juive américaine qui muselait ses deux filles pour garder les apparences sauves. Lillian et Hyman Goldin préféreront faire passer pour folle leur fille aînée, Barbara, et la faire interner dans un orphelinat. Barbara se suicidera à ses dix-huit ans alors que Nancy n’a que onze ans. Quelques années plus tard, Nancy comprendra le mal-être de sa sœur dans une famille qui choisit d’ignorer la véritable nature de leur enfant de peur du qu’en dira-t-on.

Le documentaire de Laura Poitras est dense, intense, richement documentée, faisant la part belle à la vie comme à la carrière artistique et à l’activisme de Nan Goldin. Il semblait périlleux, voire impossible, de faire un documentaire exhaustif sur sa vie et son œuvre tant la femme comme l’artiste, puis l’activiste, présente de multiples facettes.

Laura Poitras ayant pleinement conscience que l’œuvre de Nan Goldin est inséparable de sa vie, la documentaliste a mené de front les différents angles, illustrant les éléments fondateurs de la biographie de l’artiste, leur impact sur ses créations tout en permettant aux spectateurs de comprendre les origines de son combat et le souffle qui anime ses actions.

Marquée par le suicide de sa sœur en 1963, Nan Goldin a toujours été en quête de vérité, de la vérité que lui cachaient ses parents. Cette quête évolue tout au long de son existence alors qu’elle fréquente divers milieux qui nourrissent sa créativité. Ses photographies prises sur le vif, immortalisant la vie quotidienne des personnes qu’elles figent sur le papier glacé, documentent une époque dont on connaissait l’existence à travers des destinées flamboyantes mais fulgurantes comme celles de Janis Joplin, de Jim Morrisson, de Jimi Hendrick. D’autres artistes ont traversé ces époques où tout était permis sans se brûler les ailes : on songe au caméléon qu’était David Bowie.

Nan Goldin en fait partie et se libère du carcan familial oppressant en plongeant à corps perdu dans l’univers psychédélique et extrême des seventies : drogue, prostitution, mouvement gay et lesbien, violence conjugale, crise du SIDA dans laquelle plusieurs de ses amis disparaissent. Parmi ses amis, ceux qui ont influencé son art comme Cookie Mueller, Greer Lankton, Jack Smith.

Au fil des ans et des tendances artistiques, la photographe américaine s’affirme comme une rebelle du monde de l’art et l’une des photographes les plus importantes de la fin du XXème siècle, ébranlant les conventions de la forme d’art classique. Par ses choix esthétiques, Laura Poitras souligne l’exceptionnel de la capture du bon moment de Nan Goldin et sa vision politique à travers la caméra, des moyens d’expression qui ont permis à l’artiste de remettre en question les définitions du genre et de la normalité. Osant déranger les bien-pensants, Nan Goldin photographe la sexualité, la dépendance, la maladie et la mort.

À travers un album-photo richement documenté qui traverse ces diverses époques, Laura Poitras dose savamment le film entre témoignage de Nan Goldin, images d’archives, interventions de ses amis proches, réunions de son groupe d’activistes, ne laissant aucun temps mort dans la narration.
Le film de Laura Poitras se devait absolument d’aborder les parallèles économiques, sociétaux et institutionnels entre la crise du SIDA et la crise des opiacés, une vue exhaustive que souhaitait Nan Goldin. La photographe tenait à ce que les relations intrinsèques entre les communautés, souvent stigmatisées, dans lesquelles la photographe s’est immergée et les histoires personnelles qui sous-tendent son œuvre, soient exposées et compréhensives pour le public. Ce point de vue était essentiel pour saisir la véritable ampleur de son travail. Par ce biais, c’était aussi le moyen d’illustrer les crises sociales qui ne se déroulent pas en vase clos malgré les tentatives de faire taire les victimes des opiacés aux États-Unis.

« On ne parle pas ouvertement des problèmes dans notre société, et cela détruit les gens. Tout mon travail porte sur la stigmatisation sociale, qu’elle concerne le suicide, la maladie mentale ou le genre. »

En 2014, en vue d’une opération, on prescrit à Nan Goldin l’OxyContin, le tristement célèbre opiacé, un anti-douleur qui lui provoque une terrible addiction et une descente aux enfers. Nan Goldin prend conscience de l’ampleur du fléau à travers les États-Unis et réunit à ses côtés d’autres victimes de cet opiacé prescrit massivement.

Nan Goldin fonde P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) et décide alors de faire un film pour documenter leurs réunions et leurs actions. Pendant environ un an et demi, P.A.I.N. a donc tourné des images avec l’aide des producteurs exécutifs, Clare Carter et Alex Kwartler, des collaborateurs de longue date de la photographe. Grâce à la caméra de Laura Poitras, on assiste à des actions dans les plus grands musées du monde comme le Met ou le Guggenheim Museum à New-York, mais aussi en Europe avec la Tate Gallery ou au Louvre. À chacune de leurs actions, Nan Goldin et son groupe choisissent de livrer leur combat dans les ailes des musées qui ont été sponsorisés par les dons de la famille Sackler et finissent leurs actions en se couchant sur le sol, gisant telles les nombreuses victimes de l’OxyContin. Au fil des actions, le public adhère à leur combat et scande avec le groupe d’activistes.

All the Beauty and the Bloodshed (Toute la beauté et le sang versé) de Laura Poitras
Image courtoisie Filmcoopi

All the Beauty and the Bloodshed (Toute la beauté et le sang versé) a convaincu le jury de la dernière Mostra présidé par Julianne Moore et a remporté le Lion d’or. Le documentaire a été nominé aux Oscars 2023 dans la catégorie Meilleur documentaire et a reçu le prix du meilleur documentaire 2022 par la Los Angeles Film Critics Association, la Boston Society of Film Critics, la New York Films Critics Online. Il a aussi été élu Meilleur documentaire de l’année 2022 par GALECA, par la Société des critiques de divertissement LGBTQ – Dorian Awards 2022, par le Film Independent Spirit Awards 2022 … La liste de récompenses est encore longue.

Le film est sorti sur les écrans de Suisse romande.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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