Avec Delta, Michele Vannucci propose un film à l’atmosphère envoûtante où défenseurs du Pô et braconniers s’affrontent
Osso (Luigi Lo Cascio) est un volontaire chargé de la surveillance du Parc National du Delta du Pô. Il voue sa vie à protéger le fleuve des activités de pêche illégale et à maintenir la paix sur ces terres. Mais lorsqu’il se heurte à l’hostilité d’une bande de braconniers slaves venus du Danube et menée par le violent Elia (Alessandro Borghi), les fantômes de son passé ressurgissent et l’affrontement devient inévitable, d’autant plus que son ex-compagne (Emilia Scarpati Fanetti) ne semble pas indifférente au charme du charismatique Elia.
Le film s’ouvre sur les rivages du fleuve dont le brouillard et l’humidité semblent sortir de l’écran pour plonger aussitôt le public dans cette atmosphère si particulière, un brin hypnotisante. La caméra de Michele Vannucci montre un bateau en piteux état, cabossé, où une silhouette massive charge et décharge d’une rive à l’autre avant d’avancer silencieusement le long du fleuve qui s’étale sous le ciel gris. Le brouillard règne partout. Michele Vannucci invite le public à un voyage sur les rives humides, brumeuses et sombres du fleuve dans la région où le Pô atteint son delta. À son embouchure, le fleuve devient l’enjeu des militants qui défendent farouchement son intégrité, mais qui doivent lutter contre les braconniers et leurs terribles méthodes de pêche comme, par exemple, la pêche par décharge électrique, méthode filmée par Michele Vannucci en vue aérienne, redoutablement bouleversante. Des eaux obscures du Pô affluent à la surface du fleuve des poissons en nombre, électrocutés avec des batteries de voiture et dont la chair claire contraste avec la noirceur du fleuve à l’aurore. Un hélicoptère survole le fleuve, vrombissant au-dessus du pêcheur solitaire qui se camoufle aussitôt. Le public comprend alors qu’il s’agit d’une patrouille qui cherche les pêcheurs illégaux qui opèrent dans ces eaux.
Dans Delta, le Pô devient un protagoniste à part entière, mais son delta qui s’élance et s’élargit vers la mer cache une réalité insoupçonnée par les spectateurs et bien plus triste : Michele Vannucci montre des gestes qui se répètent inlassablement pour les pêcheurs locaux qui respectent les quotas et peinent péniblement à survivre. Dans ces gestes perpétués de génération en génération, le public perçoit une certaine lassitude tant les conditions de travail deviennent difficiles. Les pêcheurs paraissent harassés par leur situation matérielle et par la dureté de leur labeur.
Delta amène Alessandro Borghi à arborer un bonnet de laine, incarnant un SDF au caractère bourru et aux sautes d’humeur redoutables, un rôle peu flatteur que l’acteur, valeur sûre du cinéma italien contemporain, incarne avec brio. La pêche illégale que son personnage représente à l’écran n’est pas le seul mal qui malmène le Pô : en effet, au braconnage s’ajoute la pollution causée par les usines chimiques dont les immenses conduites déversent dans le fleuve, la nuit, des déchets mortels. L’association environnementale, composée majoritairement des pêcheurs et dirigée par Osso, tente d’améliorer la situation qui semble s’aggraver malgré l’action des activistes.
Au fil de la narration, on découvre les conditions de vie rudimentaires d’Elia qui vit dans une ferme abandonnée avec une famille roumaine qu’il connaît depuis si longtemps qu’il a appris leur langue qu’il parle couramment. La quiétude brumeuse du fleuve est perturbée quand Elia menace Osso et sa sœur (Greta Esposito), qui ont découvert qu’Elia et ses acolytes vendent la récolte de leurs pêches à bas prix au propriétaire du bar du village (Sergio Romano) qui joue un terrible double jeu, faisant partie du groupe écologiste tout en supervisant le braconnage local.
Delta livre cet implacable affrontement entre intérêts cupides et idéalisme véhément, mais presque désespéré dans cette frontière abandonnée, quasiment oubliée et devenue un champ de bataille où surgissent les pulsions sombres de l’humanité. Les entrailles du fleuve et ses berges livrent des décennies d’exploitation et de misère inlassablement répétées. Les premières séquences donnaient au public quelques repères qui s’amenuisent alors que le brouillard se lève, laissant exploser l’antagonisme entre les deux camps. La caméra de Michele Vannucci révèle une nature livrée à la folie humaine en proie à la vengeance de part et d’autre.
Lors du dernier Festival de Locarno, le directeur artistique Giona A. Nazzaro, a parlé de Delta en ces termes enthousiastes :
« C’est un film qui fait référence à l’époque la plus fertile du cinéma italien, posant un western contemporain qui se déroule dans une zone frontalière où se heurtent l’ancienne et la nouvelle pauvreté, entre xénophobie et tentatives de rédemption. Un film à fort engagement social, rugueux qui illumine un morceau d’Italie rarement filmé avec un tel transport émotionnel ».
Delta sortant sur les écrans, il ne vous reste plus qu’à vous plonger dans les eaux troubles du Pô !
Firouz E. Pillet
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