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Avec son premier long métrage, Para no olvidar, Laura Gabay sonde les archives de son père, exilé uruguayen, et comble, avec poésie et nostalgie, les silences et les non-dits qui ont marqué son enfance

La réalisatrice et productrice d’origine uruguayenne et espagnole puise dans les archives laissées par son défunt père et livre un chapitre de son histoire personnelle comme de l’histoire de l’Uruguay à travers la correspondance de cet exilé politique avec sa famille restée en Uruguay après le coup d’État de 1973.

Para no olvidar (Pour ne pas oublier) de Laura Gabay
Image courtoisie Association Écran Mobile

Après le coup d’État, des milliers d’intellectuels et d’artistes ont fui le pays pour vivre « sans aucune pression, sans aucune oppression ». Le père de la réalisatrice, José, alors âgé de vingt-et-uns ans, en faisait partie et est parti en Europe. Sa sœur, Beky, l’a suivi quelques années après. Le père de la réalisatrice a mis douze ans à retourner en Uruguay, les militaires étant restés au pouvoir jusqu’en 1985.
Après la mort de son père, la réalisatrice Laura Gabay tente de percer le mystère de cette figure paternelle ayant fui la dictature uruguayenne, à travers des collages issus des archives familiales. Sa tante Beky est source d’histoires et d’anecdotes.

Un dernier message du père à sa fille avant son ultime voyage… La fille n’a pas pu dire au revoir à son père, ne voulant pas voir son « corps vide ». Il est alors temps de trier les affaires paternelles, d’évacuer ses meubles. Dans un tiroir, la réalisatrice trouve des lettres, des cassettes audio et des pellicules dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Ces films Super 8 et ces enregistrements audio qu’il avait réalisés sont une véritable mine d’or pour Laura Gabay qui a grandi avec de nombreux de non-dits. À travers ces archives, elle a commencé à construire une nouvelle histoire familiale en essayant de révéler et de comprendre la douleur silencieuse de l’exil de ses parents et même de ses grands-parents. Avec Para no olvidar (Pour ne pas oublier), elle explore la relation vidéographique de ces exilés. Mais, à mesure qu’elle découvre des bribes de l’histoire en reconstituant ainsi les pièces manquantes du puzzle familial, la cinéaste s’interroge, comme le faisait son père, sur la différence entre le vieux Continent et l’Amérique latine :

« Premièrement, l’Europe a quatre-cents ans de consommation de plus que les Amériques. Deuxièmement, l’Europe fait consommer ces quatre-cents ans de consommation au reste du monde. »

Pour ce faire, Laura Gabay est partie du son et des cassettes audio que son père envoyait à sa famille. Les quelques appels téléphoniques que José passait à ses parents à Montevideo étaient brefs, la téléphonie étant onéreuse dans les années septante ; les parents de José lui glissent : « On va enregistrer des cassettes pour te raconter « unes cositas », quelques petites choses. »

Au fil de ses recherches et de ses découvertes, Laura Gabay construit le récit narratif en y ajoutant des images. Alors que défilent sur l’écran des vues aériennes ou panoramiques du Rio de la Plata, un envol de flamants roses, des séquences de vacances en famille au bord de la mer ou avec Irene, la mère de famille, vêtue du traditionnel Roce, la robe de flamenco, la documentariste se souvient en s’adressant à son père : « Je me rappelle qu’un jour, tu m’as dit que le nom Uruguay signifiait « fleuve des oiseaux peints. » Les parents de Laura Gabay ont en commun le chemin de l’exil : sa mère a fui le franquisme et ses arrière-grands-parents paternels étaient juifs séfarades et parlaient le ladino. Nés en Turquie, ils ont dû fuir le pays à la chute de l’Empire ottoman.

La bande-son mêle harmonieusement du rock des années septante avec des mélopées mélancoliques qui font songer à Astor Piazzolla.

Autour des images et du matériel audio d’archives qui furent utilisés comme moyen de communication entre son père exilé en Europe et sa sœur Beky, Laura Gabay commente, en voix off, une histoire de vies pour comprendre les traces du passé. Son film, à la fois intimiste et lyrique, distille une atmosphère arienne et hypnotique qui témoigne de la douleur de l’exil et des grands bouleversements politiques du XXe siècle. À la fin de cette quête tant personnelle que familiale, la réalisatrice comprend enfin les silences qui ont pesé sur ses jeunes années : « C’est le silence de mes grands-parents turcs qui ont caché leurs origines juives séfarades, c’est le silence de mère qui a grandi dans le franquisme, avec des amis emprisonnés et sans liberté d’expression. »

Née en 1987 à Genève Laura Gabay a étudié le cinéma à la HEAD Genève (Haute École d’Art et Design) et à la EICTV (San Antonio de los Baños, Cuba). Depuis 2017, elle travaille comme réalisatrice et productrice à Ecran-Mobile. Son film de diplôme Enquête 62 (2016) a été sélectionné à plusieurs festivals et a gagné le prix du public du Festival International Filmets (Badalona). Son court-métrage Viento dulce salado (2019) a été sélectionné à Visions du réel et IDFA. Depuis 2018, elle produit et anime des ateliers de films Super 8.

Présenté en 2023 au 29e Festival international Visions du réel, à Nyon, le premier long métrage de Laura Gabay sort sur les écrans de Suisse romande.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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