Berlinale 2021 – Generation : La Mif du Genevois Fred Baillif met en lumière la complexité du travail social en donnant corps et voix à ceux qui en bénéficie comme à ceux qui l’effectue
Au cœur d’un foyer d’accueil, une bande d’adolescentes vivent avec leurs éducateurs. Comme cela serait le cas pour une famille classique, elles ne se sont pas choisies et elles vivent sous le même toit. Le cinéaste genevois est travailleur social de formation, c’est donc dans un monde qui lui est familier qu’il nous fait entrer, en posant un regard aiguisé sur un système sclérosé et rétrograde. Fred Baillif déjoue les pièges d’un sujet éculé dans le cinéma documentaire comme de fiction en offrant une vision kaléidoscopique d’un foyer d’accueil qui ne se contente pas du regard posé sur les jeunes, mais également sur les éducatrices et éducateurs, eux aussi en bute à leurs problèmes personnels et aux conflits interpersonnels.
Lorsqu’un fait divers impliquant une jeune fille du foyer et un jeune homme plus jeune qu’elle, l’équilibre du foyer tremblant constamment sur le moindre incident fait exploser l’unité de façade des éducatrices et éducateurs ainsi que la fragile structure de vie des jeunes pensionnaires qui ne sont pas là pour les mêmes raisons, certain.es sont orphelin.es, d’autres victimes de violence ou d’abus, d’autres encore livrés à eux-mêmes et/ou aux influences néfastes. Dans ce milieu, la mise en place de carapaces est quasi obligatoire pour faire face aux autres, mais aussi à soi-même. La percer, donner confiance, accompagner à l’évolution des jeunes, ceci est la mission des adultes qui vivent et travaillent avec eux. Malheureusement, deux écoles se confrontent : celle qui prône le strict règlement, l’autorité pour imposer l’ordre et forcer le respect, et celle qui cherche le contact, la compréhension et le dialogue, dans les limites de la légalité, pour ouvrir des portes qui mènent à la confiance et au respect mutuel. À ceci s’ajoute un conseil de fondation plus inquiet de sa réputation que du mal-être de ses protégés et les ingrédients pour une montée en puissance de la catastrophe sont réunis.
Fred Baillif explique la genèse de La Mif :
Ces dernières années, plusieurs femmes ayant subi des abus sexuels se sont ouvertes à moi. Porté par le désir de faire des films socialement engagés, j’ai collecté leurs témoignages et les a utilisés comme base pour ce projet. L’un des sujets était récurrent : le déni des proches de la victime, qui les a transformés en complices. Ayant besoin de personnages et d’un cadre pour l’histoire, j’ai eu l’intuition qu’un foyer pour enfants serait un terrain propice aux situations de maltraitance. Fidèle à mon style cinéma vérité, j’ai décidé d’entamer un processus d’immersion. C’est ainsi que j’ai contacté Claudia, plus de 20 ans après avoir travaillé avec elle en tant que stagiaire dans le cadre de mes études. Elle devait bientôt prendre sa retraite et a accepté de m’aider, avant de partager avec moi sa grande frustration envers le système de protection de la jeunesse. Cela a immédiatement inspiré mon histoire.
Il est vrai que le personnage de la directrice, Lora (Claudia Grob), est de cet acabit quand, après l’arrestation de la jeune fille du foyer elle est convoquée par le conseil de fondation, elle constate que les deux parties parlent de deux choses différentes : eux la bonne marche sans vague du foyer, elle d’éducation, d’explication des tabous, des limites en général, mais aussi, en ce qui concerne la sexualité qui est un sujet central chez ces adolescents comme chez toutes et tous les adolescent.es, le droit au désir, ce qui ne manque pas de choquer les ronds-de-cuir avec son approche humaniste et collaborative :
« Un foyer ce n’est pas une prison, ils ne sont pas punis, ils sont là pour qu’on les accompagne et qu’on continue à les éduquer, y compris dans leur sexualité. La sexualité entre des adolescents, cela met les adultes dans tous leurs états, et qu’est-ce que cela fait parler, la presse adore ça ! Mais la sexualité ce n’est pas un crime, ça s’apprend, c’est un droit. »
Même si pour quelques-unes d’entre elle, la première expérience sexuelle c’est quand même le viol et l’inceste…
« Qui êtes-vous ? – La reine des punks au pays des trous du cul. »
À la suite de ces péripéties, le foyer est reclassé foyer pour filles. Les tensions ne retombent pas pour autant, les crises se multiplient, les conflits également, même s’il y a aussi des moments de détente, de rires, de joie. Elles ont des tempéraments à fleur de peau, un appétit de vivre au-delà de la simple survie qu’on leur propose, une volonté de trouver leur place dans une société qui les marginalise alors même qu’elle devrait les protéger, prendre soin d’elle et les accompagner vers leur vie d’adulte. Pour ces jeunes adultes en devenir qui ne savent pas comment évacuer leur colère, c’est une mais bataille constante pour garder pied. La spécificité de l’adolescence est la recherche des limites et ces filles et jeunes femmes pousse cette règle à son maximum en testant les adultes qui s’occupent d’elles, flirtant de manière consciente avec l’autre côté de la limite, entre provocations diverses et recherche d’attention. Et pour ne rien arranger, le monde des adultes est également en butte à ses propres frictions et failles. Lora revient d’un arrêt maladie dont on connaîtra la cause vers la fin du film. Mais l’on sent tout de suite qu’elle est fragilisée, dans son intimité, mais également vis-à-vis de ses collègues qui ne sont pas sur la même longueur d’onde quant aux méthodes ou, plus trivialement, poursuivent des ambitions personnelles.
Le récit de La Mif n’est pas linéaire, mais très habilement mené et monté, reprenant des bouts d’événements antérieurs qui éclaircissent quelques zones d’ombres sans faire montre de répétition ou de flashback ostentatoires. C’est un puzzle qu’on ne découvre être un puzzle qu’à la dernière partie du film où tout se met en place. La justesse de l’histoire vient certainement aussi du fait que les actrices ont été les co-scénaristes du film. Fred Baillif explique :
l’accès qu’elles m’ont donné à leur réalité m’a permis de construire l’histoire. Ce processus a donné des résultats fascinants. Cela a commencé par des entretiens individuels avec chacun.e des résidentes et employé.es du foyer, ce qui a conduit à des thèmes d’improvisation. Nous avons ensuite organisé des ateliers pendant deux ans, ce qui a progressivement permis l’émergence des personnages. J’ai rassemblé tous les éléments qui étaient sorti de ces improvisations pour en faire un scénario.
De Fred Baillif ; avec Claudia Grob, Anaïs Uldry, Kassia Da Costa, Joyce Esther Ndayisenga, Charlie Areddy, Amélie Tonsi, Amandine Golay, Sara Tulu, Nadim Ahmed, Isabel De Abreu Cannavo ; Suisse ; 2021, 112 minutes.
Malik Berkati
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