Berlinale 2022 – Encounters : Unrueh (Unrest) de Cyril Schäublin ou de l’anarchisme horloger dans le vallon de Saint-Imier
Unrueh… il suffirait d’échanger les deux dernières lettres du mot pour passer de la signification en allemand de « balancier » à « désordre », « agitation ». C’est dans cette ambivalence sémantique que le réalisateur Zurichois construit, tel un horloger, son film à double mécanique. Issu d’une famille d’une d’ouvrières horlogères, Cyril Schäublin expose avec précision et foultitudes de détails comment fonctionne une montre mécanique. Cette déconstruction de mécanique horlogère adossée à celle de la mécanique du capitalisme industriel produit une œuvre singulière, d’une grande finesse et de toute beauté.
Cyril Schäublin explique sa connaissance du sujet :
« Ma grand-mère a fabriqué le cœur mécanique de la montre, le balancier (Unrueh), comme beaucoup d’autres femmes de ma famille qui ont travaillé dans une fabrique de montres suisse au XIXe et au XXe siècle. J’ai voulu mettre en scène leur travail et le temps qu’elles ont passé dans les usines, ainsi que porter à notre attention sur l’histoire du mouvement horloger anarchiste du XIXe siècle. Leurs idées pour reconsidérer la manière dont nous organisons nos sociétés, dont nous coopérons pour produire des choses et dont nous nous engageons dans l’entraide méritent d’être revisitées. »
Dans ces temps historiques que l’on sait tourmentés, une impression de calme flotte dans ce vallon de Saint-Imier qui est à la fois au cœur des luttes internationales et hors du tumulte du monde. Cette tonalité affective qui caractérise Unrueh provoque un sentiment d’étrangeté : les pires choses se passent dans ce pays, mais dans le calme, la politesse, presque la bonhommie. Une femme est envoyée quelques jours en détention pour ne pas avoir payé ses impôts communaux, son employeur lui souhaite tout de même une bonne journée. Idem lorsque les gendarmes refusent aux hommes, également comptables au niveau communal, l’accès à l’urne de vote, ou que le comptable annonce à une ouvrière qu’il va devoir déduire de l’argent sur la paie pour manque de productivité. Ces « merci » ou « bonne journée » incongrus ne sont empreints d’aucune malice, ils sont sincères… c’est le plus déroutant !
Basé sur les événements historiques qui ont fait de la vallée horlogère de Saint-Imier l’épicentre politique du mouvement anarchiste international en pleine expansion dans la seconde moitié du XIXe siècle, le film reconstitue les événements des années 1870. Il raconte par ailleurs la rencontre entre Joséphine Gräbli (Clara Gostynski), ouvrière qui fabrique la roue oscillant au cœur de la montre mécanique et qui régule le fameux balancier, et Pyotr Kropotkin (Alexei Evstratov), un voyageur et cartographe russe. Le personnage de Pyotr est inspiré du véritable Pyotr Kropotkin (1842 – 1921). Son livre Mémoires d’un révolutionnaire, qui évoque son séjour en Suisse où il est devenu anarchiste, a constitué une source essentielle pour l’écriture du film qui s’ouvre sur cette citation du Russe :
« L’indépendance de pensée et d’expression que je rencontrais dans le Jura suisse répondait bien mieux à mes sentiments ; et après avoir passé quelques semaines chez les horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées : j’étais anarchiste. »
Cyril Schäublin relate qu’en 1871, un mouvement ouvrier horloger suisse de Sonceboza remis en question les rôles autoritaires de Marx et Engels au sein du mouvement socialiste ce qui a donné l’impulsion pour un nouveau groupe au sein du mouvement socialiste
« qui se désignait lui-même comme la Première Internationale anti-autoritaire, en opposition à la Première Internationale communiste. Le premier congrès de ce nouveau groupe a eu lieu en 1872 à Saint-Imier et a attiré des membres et des visiteurs de toute l’Europe et de Russie. Dans les années qui suivent, la vallée devient le point de rencontre du nouveau mouvement anarchiste international. La plupart des anarchistes suisses, comme Adhémar Schwitzguébel ou Auguste Spichiger, étaient horlogers. Cela est également lié au fait que l’industrie horlogère suisse était d’une part une industrie géante, exportant déjà des millions de montres par an au début des années 1870, produisant la majorité des montres sur le marché mondial. »
La rencontre entre Joséphine et Pyotr se déroule à une époque où les nouvelles technologies, comme la mesure du temps, la photographie et le télégraphe, transforment l’ordre social et où les récits anarchistes et internationalistes entrent en concurrence avec le narratif nationaliste – cristallisé ici autour de la bataille de Morat – émergent. L’intelligence du film est de mettre côte à côte deux visions du monde, nous savons laquelle a pris le dessus sur l’autre mais, ces deux visions, dans leur évolution sur la ligne du temps-monde, se retrouvent dans nos sociétés actuelles. Elles se côtoient, cohabitent même, tant bien que mal, dans l’affrontement dialectique de la construction d’un commun. Il n’y a pas de musique dans le film autre que le tapis sonore de bruits mécaniques, mais il y a deux chansons qui mettent en évidence les deux visions du monde évoquées : d’un côté l’ancien hymne national suisse, Ô Monts indépendants, et de l’autre, une chanson anarchiste intitulée L’ouvrier n’a pas de patrie.
Formellement, le travail de réalisation de Cyril Schäublin est sans faille : il fait une proposition cinématographique et s’y tient, la travaillant avec délicatesse et fermeté. Les cadres sont méticuleusement agencés, jouant avec les angles et les profondeurs – il aime particulièrement mettre ses personnages qui discutent dans un coin gauche du cadre et en arrière-plan, un jeu de perspective qui met le spectateur, la spectatrice dans la position de guigner, d’observer à distance comme on le ferait, assis sur un banc dans un parc. Le film a été tourné exclusivement en lumière naturelle, ce qui donne ce petit effet de voilé qui sied parfaitement au côté historique du film. Le design sonore, quant à lui, est celui implacable d’un métronome qui scande le contexte industriel par des sons métalliques, les quelques scènes plus bucolique étant habillée du bruit naturel de la nature vivace.
Comme ses protagonistes, toujours calmes et polis, Le réalisateur recréer un environnement qui lui semble juste, sans provoquer frontalement le public, déconcerté peut-être au début, se laissant rapidement aller à flotter dans les champs visuels et sonores, réglés comme le tic-tac d’un chronomètre, sans jamais perdre l’attention des propos égrenés qui, par petites touches, donnent l’arrière-plan politico-économique dont la trame nous amène à nos jours, dans nos sociétés hyper-capitalistiques. Les nouvelles technologies transforment la ville, l’organisation du travail, le mode de rémunération, la structure sociale, les relations de pouvoirs. Cela ne nous rappelle-t-il rien ? Les cadences imposées agissent comme une pression exercée sur les travailleuses et travailleurs pour qu’ils et elles accomplissent des tâches répétitives selon des intervalles de temps qui leur sont imposés, ne laissant aucune place à leurs propres rythmes de travail. Cette contemporanéité qui émane de la description des conditions de travail donne aux protagonistes habillés d’époque, un air familier. Les chronométrages incessants du travail des ouvrier.es rappellent farouchement ceux des livreur.ses de repas ou de travailleur.ses au clic, pour ne prendre que ces exemples.
Une des tendances perceptibles dans les films présentés cette année est le recours à des actrices et acteurs non professionnels, même dans les films en compétition comme Drii Winter de Michael Koch ou Alcarràs de Carla Simón. La distribution de Cyril Schäublin est dans ce cas de figure, avec la même idée que ses collègues de rendre ses personnages le plus authentiques possibles dans leurs gestes du quotidien, même si l’action de Unrueh se déroule il y a plus d’un siècle. Le cinéaste explique :
Je souhaitais reconstituer des situations du passé, situées dans les années 1870, avec des personnes du présent. J’ai décidé de travailler avec des personnes qui ont des liens avec l’industrie horlogère contemporaine, mais aussi avec des gens ordinaires comme des camionneurs, des rappeurs, d’anciens criminels, des architectes, des universitaires ou des charpentiers. J’espérais peut-être qu’en faisant ce choix, je pourrais en quelque sorte reproduire un langage du passé qui ne soit pas « historique ». Je m’intéressais à une langue de tous les jours parlée par les personnes apparaissant dans le film. J’ai imaginé que ce genre de langue quotidienne, marginalisée et aléatoire, avait existé dans les années 1870, comme elle existe aujourd’hui.
Le texte entier des Mémoires d’un révolutionnaire de Pyotr Kropotkin peut être lu en français ici.
De Cyril Schäublin; avec Clara Gostynski, Alexei Evstratov, Monika Stalder, Hélio Thiémard, Li Tavor; Suisse; 2022; 93 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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