Berlinale 2022 – Forum : Super Natural, premier long métrage de Jorge Jácome, invite à une expérience audiovisuelle particulière
Après avoir réalisé plusieurs courts métrages, le réalisateur portugais Jorge Jácome voit son premier long métrage, Super Natural, projeté dans la section Forum de la Berlinale, l’un des deux programmes parallèles organisés par Arsenal – Institute for Film and Video Art, pour la Berlinale. Entièrement tourné à Madère, Super Natural est le premier long métrage de Jorge Jácome, qui a écrit le scénario avec André E. Teodósio et José Maria Vieira Mendes.
Ce film est une plongée dans un film expérimental. Le mot est lâché : expérimental ! Avis aux amateurs et gare aux hermétiques qui n’y comprendront rien ! Le film s’ouvre sur deux voix dans le noir, deux voix qui semblent venues de l’espace ou plutôt des profondeurs abyssales de l’océan. Ces murmures, à peine audibles, ne sont guère des voix, plus des bruits de squelching électroniques qui vont et viennent à travers la bande sonore, leurs messages sous-titrés nous guidant doucement à travers le film sur fond tantôt orangé tantôt bleu royal.
Ces voix se parlent avec tendresse et affection et laisseraient à penser qu’ils/elles pourraient être amoureux/amoureuses, bien que les « vous », « est » et « nous » qu’ils répètent sans cesse puissent aussi s’adresser à ceux qui les entourent, que ce soit ceux qui passeront plus tard à l’écran ou ceux assis dans l’auditorium qui le regardent. La caméra de Jorge Jácome plonge soudain dans l’océan – mais a-t-elle vraiment plongé ou se trouvait-elle déjà dans l’océan ? – pour inviter les spectateurs audacieux ou inconscients à une expérience collective étrange dans une sorte de méditation guidée. Soudain, apparaissent sur l’écran, des araignées de mer, avec leurs fines pattes qui se déplacent délicatement. Enfin, un univers plus tangible, plus compréhensible, quoique situé au fond de la mer ! Puis suivent des crabes et des crevettes en filigrane, des dessins d’oiseaux.
On ne cherche plus à comprendre, ayant perdu la boussole depuis la première séquence ! Mais y a-t-il réellement quelque chose à comprendre ?
Des corps apparaissent : des corps dans un jacuzzi se caressant ; des corps dans la mer, nageant à l’aide de bouées en forme d’ananas ou de dauphin ; des corps dans une piscine, devant un mur de pierre. Un jeune homme trisomique, puis une jeune fille trisomique dans un jardin. Un corps dissimulé sous des branchages et dont on aperçoit les mains qui s’agitent sur un écran de téléphone portable. Bref, toutes sortes de corps qui apparaissent devant la caméra, filmés avec la même tendresse et dans autant d’errances mouvantes et chatoyantes que les deux voix du début.
Ces myriades de corps font partie intégrante du paysage dans lequel ils se trouvent : les eaux, les rochers et les montagnes de Madère, ses plantes, ses fleurs et ses fruits, une île à la faune et la flore si particulières. Dans cette mise en abîme des corps, Jorge Jácome parvient à l’élimination sans effort des frontières pour un résultat Super natural, surnaturel.
Le film se révèle le résultat de l’intersection entre le paysage de l’île de Madère et les interprètes de la Compagnie Dançando com a Diferença (Dansons avec une différence), qui développe un travail associant personnes handicapées et non handicapées dans la création d’objets artistiques. C’est une immersion dans
« des contextes, des géographies, des curiosités historiques, des clips vidéo, des confessions et des moments d’humour, afin de contribuer à un être-ensemble qui confond les regards, la fiction et la réalité, les drones et les oiseaux, les robots et les araignées, nous révélant ainsi que le naturel, qu’il soit d’un corps ou d’un objet, est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. »
On le comprend rapidement : Super natural est un film performatif qui parle et écoute, qui interfère et cherche à cerner qui est devant lui. Si son intention de mêler harmonieusement personnes handicapées et personnes sans handicap est louable,Jorge Jácome a cherché à exacerber la volonté du film de sortir de l’écran pour voir et entendre qui le regarde, mais aussi pour être senti et vu au-delà de ce qui est vu par le truchement d’une esthétique spéciale et déconcertante. Invitant les spectateurs à sortir des contingences « naturelles » en focalisant leur attention sur cette expérience étrange, Jorge Jácome semble questionner son public sur leur manière d’aborder le « naturel », soit en le refusant soit en l’acceptant et le développant. Super natural se joue des frontières, sur terre, dans l’eau, dans l’espace, se dilate, hyperbolise la réalité.
Il n’est pas aisé de suivre cette expansion où le naturel n’existe plus, où il perd sa définition, prenant la place de l’image changeante du monde, invitant les spectateurs à sortir d’eux-mêmes. Ce film performatif interpellera d’aucuns, visant à potentialiser leurs sens dans une hypothétique détente, à déclencher une expérience sensorielle pour ceux qui sont hors écran comme s’ils y étaient.
Né en 1988 au Portugal, Jorge Jácome y a fait ses études de cinéma puis a réalisé plusieurs courts métrages depuis 2013 qui ont été projetés et primés dans des festivals et expositions internationaux.
Firouz E. Pillet
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