Black Box Diaries de Shiori Itô – Un système judiciaire archaïque dans l’archipel des contrastes, entre high-tech et patriarcat
Le Japon, ce pays insulaire d’environ 125 millions d’habitant·es, fascine par ses paradoxes : une société où les gratte-ciel modernes côtoient des temples millénaires, où la technologie de pointe s’entrelace avec des traditions ancestrales. C’est dans cet univers aux multiples contrastes que nous plonge Shiori Itô, journaliste devenue écrivaine et réalisatrice par la force des choses. À travers son récit, elle expose une société profondément enracinée dans un système patriarcal, mettant en lumière son expérience personnelle d’agression sexuelle et le véritable chemin de croix qui s’en est suivi. Le tout se déroule dans un cadre légal marqué par une loi sur le viol et les violences sexuelles inchangée depuis… 110 ans !
En 2015, Shiori Itô, alors âgée de 25 ans, effectue un stage au sein du groupe de presse Thomson Reuters. Le célèbre journaliste japonais Noriyuki Yamaguchi, biographe et proche de Shinzo Abe, alors Premier ministre du Japon, l’invite à un dîner à Tokyo, prétextant lui donner des conseils pour sa carrière. Ce qui s’annonçait comme une opportunité se transforme en cauchemar : au cours du repas, Shiori Ito se sent mal et perd connaissance. Elle se réveille plusieurs heures plus tard dans une chambre d’hôtel, l’homme de 54 ans sur elle. De potentiel mentor, l’homme s’est transformé en violeur.
Pendant deux ans, Shiori Itô tente de porter plainte. Dans un premier temps, la police et le procureur refusent même d’instruire l’affaire, invoquant un manque de preuves. Lorsque des éléments accablants émergent finalement, la procédure est brutalement interrompue par le chef de la police.
Ce drame personnel constitue la base d’un film-enquête captivant, mêlant suspense politique et analyse du système judiciaire japonais. Mais Black Box Diaries ne relève en rien de la fiction : il s’agit d’un documentaire rigoureux, une sorte de protocole d’investigation personnelle. En s’appuyant sur son propre cas, Shiori Ito ouvre la « boîte noire » d’un système gangrené par des archaïsmes et des liens étroits et toxiques entre le judiciaire et le politique.
La carrière journalistique de Shiori Itô débute de manière atypique : en documentant son propre cas. Elle enregistre tout, en audio ou en vidéo, des conversations avec le premier enquêteur – surnommé « Enquêteur A » – qui avait initialement refusé de prendre sa plainte avant de se raviser, jusqu’à ses réunions avec ses avocat·es, en passant par les moments de doute, d’angoisse, de solitude ou de soutien avec ses ami·es.
Dans le cadre de son enquête, Shiori Itô franchit une étape audacieuse qui reste exceptionnelle partout dans le monde, et plus encore au Japon : elle rend son agression publique lors d’une conférence de presse en 2017. Ce geste courageux fait d’elle une figure emblématique du mouvement #MeToo dans l’archipel. La force et la résilience dont elle fait preuve dans un tel contexte sont exemplaires, parfois presque surhumaines, tant les pressions externes sont immenses.
D’un côté, sa famille s’inquiète que cette médiatisation compromette sa capacité à mener une vie « normale » – avoir une carrière, un mari, des enfants. De l’autre, elle fait face aux critiques virulentes des médias, des réseaux sociaux, et des voix qui l’avertissent qu’elle risque de détruire sa carrière.
Avant de terminer ce film, Shiori Itô avait publié un livre qui a rencontré un large écho et lui a apporté une certaine notoriété. Cependant, cette notoriété a aussi son revers : pour beaucoup, elle devient « la femme qui a été violée ».
L’impunité dont bénéficie son agresseur, appuyée par ses connexions avec les hautes sphères politiques, atteint des sommets d’indécence : non content d’échapper à la justice, il intente un procès contre elle pour réclamer des dommages et intérêts. La violence psychologique et sociale de ce processus, auquel s’ajoute la lutte acharnée pour obtenir justice, est sidérante.
Une scène récurrente dans Black Box Diaries illustre avec une intensité glaçante le drame vécu par Shiori Itô : celle capturée par une caméra de surveillance à l’entrée de l’hôtel. On y voit Noriyuki Yamaguchi extirper littéralement une Shiori Itô à moitié inconsciente du taxi, sous le regard d’un portier visiblement mal à l’aise. Cette séquence devient un élément clé lors du procès au civil – le procès pénal ayant été clôturé par une fin de non-recevoir. Ce ne sont pas les images elles-mêmes qui jouent un rôle décisif, mais les témoignages tardifs, bien que cruciaux, du chauffeur de taxi et surtout du portier de l’hôtel.
Une autre scène marquante traverse également le film, cette fois sur un plan métaphorique : une voiture avançant dans un tunnel. Cette image symbolise la voiture dans laquelle Shiori Itô avait été transportée en 2015, contre son gré, et son combat acharné pour en sortir. Ce tunnel représente les huit années de lutte nécessaires pour retrouver sa dignité et la justice.
La réalisatrice met également en lumière une conséquence plus intime de sa quête de justice : celle qui l’a longtemps portée en tant que journaliste, lui permettant de traiter son propre cas de manière factuelle et investigatrice, jusqu’à la parution de son livre. Cependant, à force de se concentrer sur l’enquête, les souffrances de la femme qu’elle est remontent inévitablement à la surface.
« Je cours, je cours, je ne veux pas m’arrêter et me faire face », écrit-elle en insert.
À partir de ce moment, le film laisse place à des instants d’une poignante sincérité, où Shiori Itô réalise qu’elle s’était oubliée en tant que victime. Elle n’avait pas pris le temps de travailler sur son traumatisme. Dans sa vie quotidienne, le moindre détail peut soudain enrayer son équilibre, comme contempler des cerisiers en fleur et ressentir une angoisse sourde. Cette vision, pourtant anodine, la renvoie à la période de l’année où son agression a eu lieu.
Le film évoque brièvement une tentative de suicide à travers quelques images saisissantes, soulignant l’impact profond du syndrome de stress post-traumatique sur sa vie. Cette évocation sobre renforce l’émotion qui traverse le documentaire.
Ce film-témoignage dénonce avec force les violences et oppressions subies par les femmes au Japon. Cependant, lorsqu’on le met en perspective avec une affaire récente qui bouleverse la perception de ces violences en Europe, son propos prend une dimension universelle. Il évoque en effet un système d’oppression global, comme en témoigne le cas de Gisèle Pelicot, une Française victime de viols répétés pendant une décennie sous soumission chimique orchestrée par son ex-époux. Le procès de cette affaire inimaginable se déroule actuellement, rappelant que de telles atrocités transcendent les frontières culturelles.
C’est probablement cette portée universelle qui explique l’accueil réservé au film dans de nombreux festivals, où il a été largement salué par le public. Il a notamment remporté deux distinctions majeures au Festival du Film de Zurich : le Prix du Meilleur documentaire et le Prix du public.
De Shiori Itô; Japon; 2024: 102 minutes.
Malik Berkati
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