Chanson douce, de Lucie Borleteau, ou le portrait d’une nounou bien sous tous rapports
Le film s’ouvre sur un gros plan sur le visage d’une jeune femme, Myriam (Leïla Bekhti), qui regarde par la fenêtre le monde extérieur et se confie :
« Quand je suis tombée enceinte, j’étais encore à l’école. J’ai toujours dit que c’était un accident mais j’e l’ai fait exprès … Une excuse pour ne pas quitter la douceur du foyer. Mais avec deux enfants, tout est devenu plus compliqué. Des journées plus longues, je suis devenue une morte vivante, j’touffe. J’ai peur de tout, surtout j’ai peur qu’ils meurent. Je suis sûre que tout le monde a eu cette pensée. Quand on regarde son enfant dormir, on se demande ce que cela nous ferait si ce corps-là était un cadavre, si ses yeux fermés l’étaient pour toujours. Je n’y eux rien : je rêve la nuit de leur disparition soudaine. Au milieu d’une foule indifférente, je crie : Où sont mes enfants ? Les gens rient, pensent que je suis folle. »
Ses réflexions sont interrompues par les pleurs de son cadet, Adam, onze mois, laissé avec sa grande soeur, Mila, cinq ans. Myriam gronde sa fille : «Mila, qu’as-tu encore fait ? » Puis un plan bref qui montre la mère de famille qui n’a pas un instant pour elle. Son mari Paul (Antoine Reinartz) rentre, la complimente mais quand elle lui annonce qu’elle souhaite reprendre le travail et qu’elle a besoin de s’investir dans autre chose, il lui dit qu’elle a choisi cette vie et qu’il donnerait tout pour être à sa place et avoir un congé paternité.
Ils finissent par engager Louise (Karin Viard), une nounou expérimentée, pour que Myriam puisse reprendre le travail. Louise se montre dévouée, consciencieuse, volontaire, au point que sa présence occupe une place centrale dans la famille. Mais très vite les réactions de Louise deviennent imprévuse, inquiétantes et virent aux sautes d’humeur intempestives.
Ce drame intense, réalisé par Lucie Borleteau, est adapté du best-seller éponyme de Leïla Slimani (prix Goncourt 2016). Pour écrire ce livre, centré lui aussi sur le cheminement ayant amené une nourrice à tuer deux enfants, la romancière a trouvé son inspiration dans un fait divers des plus sordides. Inutile de taire l’issue fatale car, si la cinéaste a choisi de prendre le contre-pied du livre qui commence par le drame, c’est certainement parce que la littérature peut broder, tisser, développer grâce aux mots, une liberté moins grande au cinéma.
La bonne entente immédiate des enfants avec Louise, son assiduité et son dévouement au-delà des attentes que le couple a à son égard, ses heures supplémentaires sans jamais rien réclamer, l’appartement qui est toujours nettoyé de fond en comble à la fin de la journée, les délicieux repas qu’elle prépare spontanément … La parfaite nounou, si dévouée, devient incontournable dans la famille, indispensable aux yeux des enfants comme des parents, au point même de l’emmener avec eux en vacances l’été à Formentera. Ces vacances révéleront soudain une facette insoupçonnée de Louise qui s’énerve violemment et repousse Mila d’un geste du bras quand la fillette insiste pour qu’elle vienne nager. Progressivement, de petits évènements se succèdent, quand elle maquille à l’excès la fillette de quatre ans, ou quand elle refuse le gaspillage au point de nourrir les enfants avec des aliments périmés récupérés dans la poubelle familiale, des pratiques qui agacent profondément les parents.
Quand Sylvie (Noëlle Renaude), la mère de Paul emmène au pied levé toute la famille en vacances pour quelques jours, ce que Louise vit très mal, la nounou idéale se montre de plus en plus possessive, susceptible et imprévisible. Cependant, cette escapade de la famille sera l’occasion pour la nourrice de prendre ses aises dans l’appartement de Paul et Myriam. Pendant ce week-end, la grand-mère les met en garde en leur confiant que cette femme lui inspire de la méfiance, voire de la peur.
Au retour, Paul parle à sa femme et lui dit se sentir comme dans un clapier dans leur appartement, angoissé par la présence de Louise. La petite voix de chacun est en éveil mais personne n’ose s’avouer la terrible vérité qu’il perçoit au-delà des apparences.
Tout au long du film, la bande-son, énigmatique, inquiétante, de plus en plus anxiogène, entretient une atmosphère de plus en plus angoissante qui ne laisse nulle place au doute pour les spectateurs. Dans un plan qui sème l’angoisse, la cinéaste superpose les visages de Myriam et Louise, un plan qui prend toute sa signaitication psychologique au fil du récit.
Le fait divers qui a inspiré d’abord le livre puis le film s’est déroulé en 2012, dans un appartement bourgeois de l’Upper West Side de Manhattan, deux enfants de deux et six ans sont retrouvés morts dans la salle de bains, poignardés à plusieurs reprises par leur nourrice Yoselyn Ortega. Celle-ci, qui travaillait pour leurs parents depuis deux ans, a ensuite tenté de se suicider en se tranchant la gorge, mais a survécu. C’est la mère, qui rentrait de la danse avec son troisième enfant, qui a découvert la scène. Le père a, quant à lui, été informé de la tragédie par la police à l’aéroport, lorsqu’il revenait d’un déplacement professionnel à San Francisco.
Lors du procès de Yoselyn Ortega, qui s’est tenu pendant six semaines en 2018, ses avocats ont plaidé la folie, ce qui n’a pas empêché un jury populaire de la condamner à la peine maximale : prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle. Les procureurs ont insisté sur la froideur de la criminelle et sa volonté de tuer.
Ici, la nounou psychopathe est magistralement interprétée par une Karin Viard, comme à l’accoutumée, parfaite quelque soit le registre. Face à elle, de plus en plus vulnérable et suscitant notre compassion, ce couple confiant, peut-être naïf, manipulé et aveuglé, formé par un duo d’acteurs inattendu au cinéma mais très convaincant.
Un film poignant, dont l’intrigue est amenée par touches progressives et subtiles, qui ébranlera les parents, en particulier ceux avec des entants en bas âge.
Sorti le 27 novembre 2019 dans les salles romandes.
Firouz E. Pillet
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