Cherubs de Anna Pieri Zuercher et Pietro Zuercher – L’humanité des anges déchus
Dans l’imaginaire collectif, le terme chérubin évoque l’iconographie des bébés joufflus et ailés, ces angelots souriants dont Raphaël offrit l’archétype avec Les Chérubins de la Sixtine. La littérature en a également fait un stéréotype de beauté juvénile et de grâce innocente, loin des créatures hybrides et majestueuses de la Bible, gardiennes du trône divin. Rien de tout cela chez Anna Pieri Zuercher et Pietro Zuercher : leurs anges, tels Damiel et Cassiel dans Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir, 1987) de Wim Wenders, conservent une écorce corporelle délibérément terrestre marquée par le temps.
© Pietro Zuercher
Gottlieb (Richard Sammel), séraphin – sommet des neuf chœurs angéliques –, est déchu pour avoir refusé d’exécuter le Déluge universel. Dieu, ayant créé les humains à son image, n’aimait pas ce qu’il voyait dans le miroir de leurs imperfections. Mais pour Gottlieb – prénom d’une ironie douce-amère signifiant « aimé de Dieu », ce que son exil semble démentir –, obéir eût été participer à un génocide. C’est ce qu’il explique à sa nouvelle binôme, Montmartre (Martha Benedict), ange novice perplexe qui ne comprend pas encore ce qu’elle fait ici et en quoi consiste son « devoir administratif ».
Sous un pont d’autoroute – architecture de lien et de rupture –, dans un décor gris et brumeux, les deux exilés patientent dans une Datsun 280C de la fin des années septante. La partition jazzy de Balz Bachmann (piano, contrebasse, trombone, batterie) accompagne leur attente. Gottlieb incarne autant l’archétype du personnage de film noir hollywoodien des années 50 que celui d’un vieux de la vieille blasé, assénant ses aphorismes sur la vie et le monde d’une voix d’outre-tombe humectée de gorgées d’alcool. Face à cette vision cynique du monde – et de Dieu – se tient Montmartre, figure novice, naïve et pleine de questionnements, dont on ignore ce qui lui vaut cet exil du Paradis. Elle espère encore pouvoir remonter là-haut et toquer aux portes célestes, mais lorsque Gottlieb lui demande pourquoi elle est là, sa réponse est laconique : « Pour rien ».
Le duo de cinéastes excelle à créer une atmosphère qui sculpte des êtres isolés dans les bruits et lumières urbaines. Ils signent une comédie noire, absurde et grinçante, où le mystère se révèle éminemment humain : la conversation des protagonistes déploie des questions existentielles, avec des pistes de réponses qui rejoignent celles explorées par la communauté cinématographique des anges – ces êtres qui, parfois, renoncent à l’éternité pour goûter au sel de la vie. Car ressentir la douleur, pleurer pour soi ou pour autrui, c’est accepter la vulnérabilité qui nous anime, tout comme l’imperfection, cette faille lumineuse où palpite l’essence du vivant.
Tout comme le jeu en contrepoint de Richard Sammel et Martha Benedict insuffle une légèreté nécessaire à cette méditation existentielle, Carol Schuler – dont on connaît la complicité scénique avec Anna Pieri Zuercher dans la célèbre franchise policière Tatort, où elles forment le duo de commissaires principales de Zurich – émerge telle une maîtresse de cérémonie à la fois mystérieuse et burlesque dans ce décor de béton suspendu entre ciel et terre. C’est elle qui scelle la conclusion du film par une interprétation sémillante du classique étasunien Love Me or Leave Me (Walter Donaldson, Gus Kahn, 1928), chanson qui cristallise un état d’esprit volontariste empreint de dignité personnelle.
C’est en écrivant le scénario de leur premier long-métrage, Grave — une comédie noire autour de la mort et de l’amitié — qu’Anna Pieri Zuercher et Pietro Zuercher ont éprouvé le désir de développer, en parallèle, certains fils narratifs qu’ils ont choisi d’explorer dans un court métrage. Ce dernier augure avec brio de leur univers singulier ; l’on se réjouit de les suivre dans la concrétisation de leur long-métrage, dont le potentiel s’annonce des plus passionnants.
Cherubs a fait sa Première au Festival International du Film Fantastique de Neuchâtel (NIFFF) 2025.
De Anna Pieri Zuercher et Pietro Zuercher; avec Richard Sammel, Martha Benedict, Carol Schuler; Suisse; 2025; 13 minutes.
Malik Berkati
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