Dans Les âmes sœurs, André Téchiné décrit la reconstruction d’un jeune militaire grièvement blessé et d’une relation fusionnelle entre un frère et une sœur
Après cinq ans d’absence sur les grands écrans – L’Adieu à la nuit, pour lequel on l’avait rencontré à la la Berlinale en 2018 – André Téchiné est de retour avec Les âmes sœurs, un récit trouble, dérangeant, amoral, une tendance qui marque toute sa filmographie.
David (Benjamin Voisin), lieutenant des forces françaises engagées au Mali, est grièvement blessé dans une explosion. Rapatrié en France, David souffre d’amnésie et commence une longue convalescence sous le regard attentionné et la présence dévouée de sa sœur Jeanne (Noémie Merlant). Dans la maison familiale des Pyrénées, entre montagnes et lacs, Jeanne tente de raviver sa mémoire, mais David ne parait pas pressé de se réconcilier avec celui qu’il était. Sa réalité présente lui convient parfaitement et il semble vouloir privilégier un huit-clos avec sa sœur. Leur voisin, Marcel (André Marcon, que l’on a vu récemment sur scène dans En attendant Godot) excelle dans l’incarnation d’un voisin excentrique et attachant qui participe à la récupération de David en lui rappelant des éléments de son passé.
Les âmes sœurs se déroule au Mali – quelques brèves séquences au début du film et au travers de la vie passée de David en tant que militaire déposé dans le Sahel malien – et surtout en France. André Téchiné réunit ces deux éléments éloignés en faisant un grand écart étonnant. Ce Mali situé à l’époque où l’armée française était bien accueillie par la population est celui que le David militaire a connu, mais que le David actuel a complètement oublié. Celui que les spectatrices et spectateurs voient tout au long du récit est un jeune homme dans le coma puis en rééducation. Le film montre quelques scènes à l’hôpital, scènes filmées comme un reportage avec des prises de vue avec une caméra portée au plus près les soignants et le patient dont on perçoit les sensations, les angoisses, la douleur, les émotions.
Puis André Téchiné nous montre David convalescent qui retrouve sa terre natale, l’Ariège, dont il savoure la nature, ses forêts et ses grottes dans lesquelles il se sent en osmose. Cette nature ressourçante pour David est mise en valeur par la photographie lumineuse signée Georges Lechaptois, une photographie plus expressionniste que dans ses films précédents. Georges Lechaptois a travaillé la lumière comme une matière vivante, très organique, qui contribue à la renaissance de David, le régénère et le connecte à nouveau à la vie et à sa mémoire.
Pour son vingt-huitième film, André Téchiné réunit deux jeunes comédiens qu’il dirige avec justesse au point de les magnifier dans des rôles qui questionnent et qui dérangent. Tout au long du récit, les répliques sont ténues, parfois sèches et le public reste sur sa faim, cogitant en cherchant des éléments de réponse. Demeurant toujours aussi créatif et inattendu, André Téchiné dépeint dans Les Âmes sœurs la reconstruction amnésique qui ne reconnaît pas sa sœur. Son chemin de guérison physique et mémorielle lui révèle combien sa relation avec elle était intime. On regrette que la présence militaire française dans le Nord du Mali ne soit qu’un prétexte et ne soit pas un peu plus développée.
On comprend que le fil conducteur du récit est l’amour entre ce frère et cette sœur. Lors de la nouvelle transmise par la mairesse du village à Jeanne, on voit comment Jeanne met tout en œuvre pour sauver David. Le film montre les soins que Jeanne prodigue à David, des soins qui sont vitaux, et en le soigna qui la rendait recluse, éloignée des autres et dont elle ne veut plus. On avait compris la relation fraternelle fusionnelle, mais mais André Téchiné nous surprend en venant sur le terrain de l’inceste.
Ce frère et cette sœur sont très liés, parce que l’amnésie dont David est atteint et le traumatisme de guerre, créent un suspense. Les spécialistes expliquent que la mémoire reste toujours stockée mais que c’est l’accès à la mémoire qui pose problème : on s’interroge sur la capacité de David à retrouver la mémoire, ses souvenirs, son passé. Ce suspense est entretenu dans la majeure partie du film et on ressent combien la présence de Jeanne est nécessaire, en particulier quand elle le prend en charge dans un coin de la France profonde, un désert médical, où elle poursuit sa guérison. Par touches progressives, le cinéaste distille des éléments qui intriguent, mais l’ambiguïté n’apparaît clairement que sur le tard.
André Téchiné a toujours abordé des sujets délicats, troublants et maintient ce cap dans son dernier film en basculant du traumatisme du grand blessé de guerre à l’inceste tout en mentionnant, par le biais de la mairesse interrogée par David, que l’inceste est condamnable dans tous les pays européens, c’est un tabou sur lequel la justice n’intervient pas.
Dans Les âmes sœurs, l’inceste déconcerte d’autant plus qu’il n’intervient que dans le dernier chapitre. Ce qui prime, c’est la reconstruction de David qui, quand elle aboutit, laisse place à cette révélation surprenante. Suit le générique fin qui démontre l’évidente intention d’André Téchiné de nous laisser réfléchir à la question…
Firouz E. Pillet