Regarde-moi (Look at me) du cinéaste tunisien Nejib Belkhadi – Paternité, autisme, altérité
Lofti est fier comme oscar de la future naissance de son premier enfant. Le futur père de famille, décrit dès les premières scènes comme colérique, bagarreur, hyper macho mais très protecteur et attentif à sa compagne Sophie avec laquelle il vit en France. Tout semble suivre son cours dans la meilleure direction pour le couple jusqu’au moment où le frère de Lofti l’appelle de Tunisie en lui demandant de revenir le plus vite possible. Rattrapé par sa vie antérieure, dont Sophie n’est absolument pas au courant, il se retrouve plongé dans le monde de l’autisme, celui de son fils de 9 ans Youssef qu’il n’a pas revu depuis 7 ans et celui des conflits familiaux sous-tendus plus par le qu’en-dira-t-on que par la tradition.
La tradition dans ces familles n’est pas défendue mordicus, n’est pas assimilée dans le système de pensée mais totalement intégrée dans les réflexes pavloviens de la vie quotidienne vis-à-vis de la famille, des connaissances mais surtout du voisinage, cette multitude de paires d’yeux prête à juger, critiquer, médire, mal dire et méfaire. Et ce réflexe de tout cacher, mettre sous le tapis des affaires de famille pour ne pas porter flanc au regard des autres, n’est pas l’apanage des hommes, bien au contraire, tout aussi féroce dans ce biais sont les femmes et singulièrement la figure de la mater familias.
J’ai voulu un film qui traite des relations humaines, de la paternité, de l’acceptation de l’autre à travers l’histoire d’un enfant autiste et de son père
explique Nejib Belkhadi
Et c’est vrai que le chemin à parcourir pour Lofti dans ce dédale de relations humaines à établir avec son fils, la famille de sa femme plongée dans le coma et celles à remettre sur le droit chemin avec sa nouvelle compagne semble extrêmement ardu : Lofti a fui en France et abandonné femme et enfant qu’il n’a pas revu depuis 7 ans ; il n’est pas divorcé et sa nouvelle compagne enceinte n’est au courant de rien ; lorsqu’il revient après l’accident de sa femme il récupère l’enfant qui se trouvait chez sa belle-sœur avec violence – en aparté, même si cela n’est pas le propos central du film, cet arrachement de l’enfant à son milieu familier éclaire une des caractéristique des sociétés arabo-berbères qui veut qu’en dépit de tout bon sens pratique, de justice morale, de légitimité, le droit du père et de la lignée prévaut toujours, sans possibilité légale de remettre les choses en question – ; contre l’avis de sa mère qui veut qu’il mette son petit-fils à l’écart, loin des regards, au mieux dans une institution spécialisée, il va essayer de s’occuper de lui. Ici aussi le film pointe une réalité qui fait un pas de côté par rapport au sujet central du film : les structures d’accueil ou de soutien, ainsi que les alternatives médico-socio-pédagogiques qui manquent cruellement dans cette région du monde.
Lofti a un grand problème : il ne comprend pas, a fortiori n’accepte pas cette différence. Il va donc chercher par divers moyens à forcer la normalité, par la contrainte, le soudoiement, les tâtonnements, le diversion, l’imitation – il va retrouver des vidéos dans le téléphone portable de sa femme qui montrent Youssef apaisé, en interaction et heureux, ce qui pousse Lofti a essayer de recréer ces situations.
À cet égard, une des caractéristiques du film est de ne pas rendre le père sympathique dans ce parcours initiatique vers son fils et dans l’acceptation de la différence, plutôt quelque chose de malaisant ; cette impression qui colle au fil narratif que ce qu’entreprend le père, c’est ,au début, par principe, puis petit à petit, au regard des photos et des vidéos qui montrent la relation paternelle pacifiée entre Youssef et le compagnon de la mère, par orgueil : sa quête effrénée sera celle des yeux de son enfant, lui qui obstrue ou peint les yeux de toutes les photos et des peluches. Lofti veut que Youssef le regarde dans les yeux !
Idryss Kharroubi qui joue Youssef est fantastique dans son rôle de révélateur de dysfonctionnements dans une société où tout ce qui est sort du cadre est commenté, jugé, réprimé – outre son autisme, il porte les cheveux très longs et passe pour une fille quand il n’a pas de casquette, ce qui a le don d’énerver son père au début mais surtout de faire honte à sa grand-mère. Quant à Nidhal Saadi dans le rôle du père indigne, il joue avec justesse cette ambigüité que porte son personnage qui ne le rend pas particulièrement sympathique malgré les efforts qu’il produit, ses intentions intimes restant longtemps douteuses. Cependant, reconnaissons au personnage une bonne dose d’ingéniosité, de persévérance et des éclats de sincérité qui finissent par prendre le dessus une fois la phase aigüe passée. Mais à nouveau ici un élément d’irritation : comment la phase aigüe va-t-elle être dépassée ? Grâce à la fameuse belle-sœur à qui Lofti a arraché son neveu : après une fugue de Youssef, elle va mettre son poing dans sa poche (c’est encore la femme qui le fait) et amène une aide à la maison de Lofti qui va pouvoir s’occuper de l’enfant et donner des consignes de protocole à suivre pour que les choses se passent bien dans les gestes du quotidien.
Nejib Belkhadi a fait de longues recherches sur l’autisme et sur les implications familiales induites part ce diagnostic. Comme un miroir à ce long travail de documentation, Lofti va passer ses nuits à faire ses propres recherches sur Internet, regarder des vidéos pour essayer de comprendre un peu le fonctionnement de ces enfants différents. Le reflet du travail en amont du cinéaste se retrouve également dans l’usage de la caméra comme médiateur entre les regards de ceux qui observent et ceux qui sont observés, sorte de troisième œil qui fait écran à l’intimité du contact direct. Lofti réalise son propre film à travers sa caméra, l’histoire qu’il veut (se) raconter dans son propre montage pour attester de la réappropriation de ce lien paternel. La vie n’étant pas un film, la fin de Regarde-moi étant ouverte, chacun.e pourra se faire sa propre idée de la suite de la vie de Youssef et de son père.
Regarde-moi est très bien équilibré dans sa construction qui renvoie à la fois à l’universalité du sujet tout en l’inscrivant dans une spécificité régionale ; le scénario reste cependant très classique dans le comportement de rédemption qu’il décrit avec les embûches et les retournements inhérents.
À voir à Berlin au festival ALFILM le 4 avril (Kino Arsenal) et le 6 avril (City Kino Wedding) 2019.
De Nejib Belkadhi; avec Nidhal Saadi, Idryss Kharroubi, Sawsen Maalej, Aziz Jebali, Anne Paris ; Tunisie, France, Qatar; 2018 ; 96 minutes.
Malik Berkati
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