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FFDD22: #31# (Appel masqué) de Ghyzlène Boukaïla – Un voyage hypnotique dans un interstice spatio-temporel. Rencontre avec une jeune artiste algérienne opiniâtre et réfléchie

Dès les premières secondes, le mouvement calme et lent de la caméra happe nos sens de manière quasi hypnotique, nous entraîne dans une déambulation étrange entre post-apocalypse et fantasmagorie, à la suite d’un homme baigné dans une magnifique lumière qui rend la nuit et ses rues vides, délabrées, à la fois belles et menaçantes. Nous sommes à Oran, mais en quelle période ? Les maisons en ruines semblent guetter le noctambule, des lumières s’allument à son passage, rappelant la palette chromatique de celles des forces répressives, des sons indéfinis s’échappent comme autant de messages d’alerte, l’anxiété est palpable. Les frémissements d’une vie enfouie derrière les façades effondrées, sans jamais la voir, sont néanmoins perceptibles. On se prend à ressentir dans sa chaire la discrépance entre cet espace physique public où chaque pas est compté, mesuré, et la vie intérieure, enfermée, mais bouillonnante. Le temps et l’espace sont si finement conceptualisés que c’est bel et bien à l’extérieur que le sens de l’isolation atteint son paroxysme.

#31# (Appel masqué) de Ghyzlène Boukaïla
Image courtoisie Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

La jeune réalisatrice et artiste multimédia algérienne s’engage avec courage dans un récit métaphorique, une plongée dans la psyché d’un pays construit sur différentes strates de traumatismes liés au colonialisme et au terrorisme. Ghyzlène Boukaïla filme de loin son protagoniste principal, Cheikh Morad Djadja, un chanteur de raï iconique d’Oran, dans sa pérégrination nocturne dont le but est d’atteindre un taxiphone, lieu de télécommunication anonyme, qui lui permettra de laisser un message vocal sur sa transidentité. L’ingénuité de la cinéaste est de faire entrer ses spectatrices et spectateurs à travers ce dispositif dans la deuxième partie du film, une bouffée vitale ou il devient iel, filmé de très près sous le prisme d’une lumière chaleureuse, dans un cabaret, sur une longue séquence portée par un chant raï. La musique populaire, la liberté d’être soi-même, l’expression des sentiments exultent entre ces quatre murs débordant d’aspiration à la vie – la voix du raï comme contrepoint à celle des prêcheurs qui couvre l’espace public et cadenasse l’individu dans une mono-représentation. À n’en pas douter, Ghyzlène Boukaïla maîtrise la dialectique du plein et du vide, de l’espace public et privé, l’intérieur/extérieur.

Rencontre au Filmfest Dresden, un des festivals européens majeurs de courts-métrages, avec une artiste qui utilise les outils de son temps tout en envisageant son art à l’aune de l’historicité, dans un regard engagé.

Vous êtes présentée comme une artiste multimédia, qu’entend-on par là ?

J’ai une pratique qui est à mi-chemin entre cinéma et vidéo, je n’ai pas vraiment de définition. Je considère l’image comme un média qui n’entre pas dans des cases et ne doit pas se présenter uniquement dans des salles de cinéma. Je cherche à considérer de différentes manières l’image, les objets cinématographiques, en créant également des liens avec le son, la sculpture. La performance aussi, que j’ai développé dans mes premières années en école d’art, est le format auquel je reviens maintenant. La performance s’apparente beaucoup pour moi à des formes documentaires, quelque chose qui part d’une réalité et qui se transforme en une forme de manifeste.

C’est-à-dire que vous avez des messages à faire passer ?

Je suis assez militante dans mon art. Mes questions sont assez primaires, mais on peut aussi les qualifier de primordiales. J’ai grandi en Algérie, j’ai vécu un exil intellectuel très difficile à supporter, j’aime mon pays, j’ai envie de faire des choses là-bas, m’exprimer, mais ce n’est pas possible et il faut que je vienne en Occident, en Europe pour trouver cet espace.

— Ghyzlène Boukaïla
© Malik Berkati

Le vide/plein, le chromatique saturé/désaturé, comment concevez-vous votre narratif, d’abord visuellement ou par l’écrit ?

C’est mon premier film. Je l’ai conçu en termes d’espaces – espaces oniriques et espaces liés à des formes de réalité. Forcément, l’espace me renvoie à des formes d’architecture, et tout ce qui englobe le film part de cette idée de la déconstruction totale. Toutes les architectures que l’on voit dans la première partie du film, celles qui sont coloniales, des vestiges espagnols également, ce sont des choses qui sont laissées à l’abandon. Il y a quelque chose de très récurrent dans notre pays, ce sont ces architectures qui commencent, qui débutent, mais qui ne finissent jamais. Des architectures qui ont existé, qui ont été détruites, mais qui ne sont jamais remontées. Cela relate une volonté de rester dans un entre-deux, entre un vouloir d’évoluer et un vouloir de régresser. Du coup, on reste dans une interface indéfinie qui ne nous amène pas vers une forme d’évolution. C’est comme cela que j’ai pensé toute la première partie du film, on est dans un entre-deux.

Cela semble aussi refléter un entre-deux intérieur qui touche la société ?

Oui, cela relate complètement la société. C’est un état psychique en fait qui existe et s’exprime au niveau physique, qui n’évolue pas. Même le chanteur est dans cet état d’esprit, il essaie d’évoluer, mais c’est impossible dans ce contexte. Tout le monde est un peu à la même enseigne. Le peuple est dans cette situation, et si on va plus loin, je crois vraiment qu’il y a eu une destruction systématique latente. Le fait que les années 1990 (celles du terrorisme, N.D.A.) aient détruit énormément de choses, cela s’est implanté dans l’esprit des gens. Il y a une peur constante, latente qui continue à se répercuter jusqu’à présent. L’Algérie est un pays jeune, qui essaie d’évoluer et d’agir, mais en même temps qui vit avec énormément de plaies ouvertes.

On le ressent très bien visuellement…

Oui, je suis assez directe dans mon expression.

Quel est le point de départ de #31# (Appel masqué) ?                      

L’Algérie me déchire, je n’ai que 28 ans pourtant, mais je regarde notre histoire et, au-delà de cette question de liberté nationale de la génération de mes grands-parents, il y a quelque chose de plus complexe. Cent trente ans de colonisation auxquels on additionne presque 20 ans de décennies noires, cela a fait très mal à tout ce pays. Aujourd’hui, on essaie de s’ouvrir, d’avancer, d’arranger les choses, il y a énormément de points complexes à plusieurs niveaux. Pour moi, l’un des points les plus importants, ce qui fait de ce film un vrai acte de militantisme, c’est de poser la question des libertés individuelles. Comment elles prennent formes, comment elles existent et où elles sont. J’ai écrit et pensé ce film à partir d’une chanson.

Oui, vous êtes partie du raï…

J’ai entendu une musique il y a près de deux ans. Je connaissais Cheb Abdou qui est un chanteur de raï qui a explosé dans les années 90, qui parle très librement de son homosexualité, de l’aspect féminin qu’il explore. Il a fait cette chanson en 1993, la période où je suis née, dont le titre est Appel masqué. Dans cette chanson, il parle très concrètement de l’amour qu’il porte à son amant, mais d’abord et avant tout de l’impossibilité d’arriver à lui exprimer cet amour. Il parle de ce risque perpétuel, qui va au risque de perdre sa vie, pour pouvoir déclarer sa flamme à l’être aimé. J’ai trouvé très intéressant du fait qu’il parle de tout l’envers pour justement arriver à la finalité – qui est en même temps le centre : l’amour. J’ai pensé ce film à partir de cette question de l’impossibilité. C’est pourquoi le film est construit avec cette notion d’espace et de vide dans laquelle j’ai voulu contextualiser mon protagoniste, Cheikh Morad Djadja, qui est le performeur et la personne centrale du film. Je voulais rester à distance pour que l’on puisse comprendre et ressentir qu’il est dans un territoire en perpétuel état d’urgence, en danger constant. Le seul endroit où il peut arriver à avoir une quiétude, être lui-même, se reposer, c’est dans le taxiphone. Dans mon travail, je m’intéresse aussi aux outils et aux éléments liés aux nouvelles technologies, aux technologies obsolètes qui posent les questions des évolutions et révolutions politiques. Le taxiphone est un espace de communication anonyme complètement obsolète. Cet espace est une interface qui permet de basculer dans son intérieur.

Cheikh Morad Djadja est extrêmement charismatique : dès qu’on le voit, on est attiré vers son univers, c’est magnétique ! Comment l’avez-vous convaincu de participer au projet ?

Oui, c’est magnétique. Il y a tellement de couches de signifiants aussi dans ce film. Je me suis d’abord posée cette question de la provenance du raï. Il vient du chant de femmes entre les années 1940 et 60 qui s’appelaient les meddahates. Elles se réunissaient entre elles, car elles étaient en marge de la société pour diverses raisons – divorcées, mœurs légères, etc. –et elles se retrouvaient toujours dans des espaces privés. Dans mon travail, je parle beaucoup d’espace public et d’espace privé. Ce qu’elles chantent est lié à des envies, le mal-être, des souffrances, des désirs. Il y a quelque chose dans leurs chants qui relève de la transe, que ce soit dans la répétition ou dans les instruments utilisés. La mère de Cheb Abdou était une meddaha et il a appris le raï à partir de là. Cheikh Morad Djadja a aussi baigné dans ce milieu. Le raï est un peu une hybridation des chants maddahates.

A-t-il été difficile de convaincre Cheikh Morad Djadja de participer à ce film ?

J’ai fait des pieds et des mains pour le trouver, car c’est un milieu que je ne connais pas très bien. J’ai vraiment galéré pour trouver mes entrées. Pour dire, j’ai trouvé Cheikh Morad Djadja  trois semaines seulement avant le tournage, sachant que je suis resté trois mois sur place à essayer de le rencontrer ! Pendant trois mois, il m’a posé des lapins. Tous les jours, je l’appelais, tous les jours, j’essayais de le voir. Je me demande parfois si je ne devrais pas faire un film sur le processus de ce film (rires), car tout est parti d’une impossibilité à le faire. J’en parlais à tout le monde, à des producteurs en Algérie pour coproduire et m’aider, tout le monde me fermait la porte.

#31# (Appel masqué) de Ghyzlène Boukaïla
Image courtoisie Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

C’est le sujet qui leur faisait peur ?

Clairement. Un producteur qui me connaît depuis longtemps m’a même dit : « pour qui tu te prends ? Il n’y a aucun réalisateur algérien qui a réussi à faire un film sur le raï, qui es-tu pour penser pouvoir en faire un ? ». Eh bien moi, je suis Ghyzlène Boukaila et je veux faire un film sur le raï ! Car personne n’a jamais parlé du cœur du raï, de ce que cela signifie politiquement. Ma famille était effrayée que je le fasse aussi. En Algérie tout le monde est très surveillé, d’ailleurs le film en parle, la présence des lumières représente la place des forces de l’ordre qui englobent tout. Tout était contre moi, jusqu’à aujourd’hui, je suis encore un peu fragile, car c’était très dur. Mais il existe !

Pourquoi a-t-il été si difficile de rencontrer Cheikh Morad Djadja, il avait peur du sujet, il se méfiait de vous ?

Oui, il se méfiait de moi. Au départ, je voulais faire le film avec Cheb Abdou. J’ai fait le film en 2021, je l’ai appelé en novembre 2020, avec beaucoup de naïveté, de bonnes intentions, en lui disant qu’il fallait que l’on travaille ensemble autour de ce chant, de ce qu’il représentait pour les libertés individuelles pour lesquelles je me bats. Ce qui est très intéressant, et très contradictoire – et pour dire à quelle point la méfiance règne, il me disait : « ça va pas, moi j’ai parlé du fait que je sois homosexuel dans ma musique ? Jamais ! Je suis religieux, je prie… »

Il est dans le déni ?

Ils sont dans un déni terrible. C’est dû au fait d’habiter là-bas, d’être qui tu es, tout en vivant dans une société qui change complètement le mécanisme de ton identité. Pour qu’ils puissent exister, ils doivent trouver d’autres manières de vivre.

Donc Cheb Abdou n’a pas accepté…

Oui, je me suis donc retournée sur Cheikh Morad Djadja qui est un peu comme le fils artistique de Cheb Abdou. J’ai appelé comme une folle tout Oran, je sortais, j’essayais de rencontrer des gens pour qu’ils m’introduisent. J’ai réussi à trouver un de ses violonistes qui m’a invité à un dîner avec plein de musiciens, toute une communauté, mais je n’ai pas pu l’approcher. Cela s’est fait petit à petit, j’ai été très insistante, très tenace et j’ai essayé à chaque fois de lui donner un peu plus confiance. Je lui montrais ce que je faisais, ce dont je parlais, et il avait moins peur. Il a eu ce courage de se dire : « OK, pourquoi pas ?  Je sais que cela peut être un problème pour moi, mais allons-y ! Par contre, il faut que le film soit présenté en Europe. Je ne veux pas qu’il existe en Algérie ».  C’était une chose qui revenait souvent : est-ce que ce film va exister en Algérie ? Je lui disais que oui, bien sûr, il sera vu à l’international, mais qu’il fallait qu’il existe aussi en Algérie. Je ne fais pas un film en Algérie pour ensuite le vendre en Occident. Je me pose beaucoup de questions sur l’orientalisme, le néo-orientalisme sur le néo-colonialisme et je ne veux pas participer à cela. Ce sont des préceptes qui sont importants pour moi. Je suis très heureuse de le présenter en Europe, qu’il passe dans des festivals, que je puisse échanger avec le public, avec qui j’ai de beaux échanges, mais aussi des échanges complètement idiots, où on me pose des questions qui sont à la limite du néo-orientalisme et cela gêne énormément. Ce film parle de choses puissantes et très importantes concernant les droits humains.

On voit sa communauté aussi…

Ils ont accepté, ils ont trouvé cela fun. Mais lui aussi a trouvé cela fun dès qu’on a commencé le tournage. Je faisais extrêmement attention à ce qu’il pouvait ressentir, je ne voulais pas qu’il ait cette sensation, qui me fait toujours très peur, d’être utilisé. J’étais vraiment attentive à cela.

Oui, cela transcende les situations particulières, cela résonne pour toutes les figures de libertés individuelles…

Effectivement, elles sont ici concrétisées sur les questions queers, mais cela évoque tout le spectre des droits fondamentaux. Le jour où je devais le rencontrer, j’étais aussi sortie faire le Hirak (mouvement de protestations et manifestations populaires en Algérie entre 2019 et 2021 ; N.D.A.), car dès que je suis en Algérie, je sors faire le Hirak. J’ai été arrêtée, je me suis pris 18 heures de garde à vue, ma première assistante réalisatrice a été blessé, on n’avait aucun droit pour porter plainte.

Vous avez filmé à quelle période ?

En mars 2021. C’était le moment fort du Hirak à Oran. On a failli finir en prison, c’était vraiment chaud. J’ai réussi à sortir, on était encore sous le choc de la garde à vue, on était toutes tremblantes et on devait aller rencontrer Djadja juste après pour le convaincre de faire le film. C’était une journée assez dingue.

Vous avez demandé des autorisations pour filmer ?

Oui, mais je n’ai pas donné le vrai synopsis du film. Ils ont supprimé le fonds d’aide au cinéma, je suppose qu’ils ont constaté au ministère de la Culture qu’entre les synopsis qu’ils reçoivent et les films qui en résultent, cela ne correspond pas tout à fait (grand éclat de rires). Pour finir, une productrice a accepté de me soutenir. Elle avait très peur, car sa maison de production est toute nouvelle et cela aurait pu lui attirer des ennuis. Elle a accepté tout en ayant très peur pour son entreprise. C’est elle qui a déposé les autorisations de tournage au ministère de la Culture.

Des autres projets en préparation ?

Je suis en post-production de mon prochain projet qui est une installation, ou plutôt un film installé. L’expérience d’un voyage à huis clos à l’arrière d’un taxi dans un quartier qui a été détruit et où il s’est passé un massacre dans les années 90 – le massacre de Bentalha (dont une image du photographe algérien Hocine Zaourar a fait le tour du monde, appelée La Madone de Bentalha ou la Pietà algérienne ; N.D.A.). Plusieurs quartiers à Alger ont été vidé par les terroristes, tout le monde a été tué, et ces quartiers sont restés vides pendant très longtemps. Je suis retourné dans ce quartier toujours vide et réalisé un plan séquence avec des animations 3D par-dessus. C’est une sorte de voyage historique avec des fantômes qui parle de l’idée du collectif, du FLN, une sorte d’identité, un personnage qui s’extrait de cette foule. J’ai beaucoup travaillé la matière de ce personnage et de ce groupe fantomatique qui révèle quelque chose d’assez rouillé. Celui qui essaie de s’en extraire pour survivre est porteur d’un message, il a une texture plus liée au fœtus. Il y a l’idée de l’aliénation ; je lis un livre en ce moment de Frantz Fanon, qui parle d’aliénation et de liberté (Écrits sur l’aliénation et la liberté, N.D.A.). Il y a aussi un film qui m’a beaucoup marquée que j’ai découvert cette année, de Jean Rouche, Les Maîtres fous, il y a aussi toute une histoire liée à l’impact du colonialisme et de la domination. Mon film traite un peu de ça.

Malik Berkati, Dresde

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Malik Berkati

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