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Àma Gloria de Marie Amachoukeli – Nounous et enfants, le tabou de l’amour rémunéré. Rencontre

Depuis sa présentation en ouverture de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2023, Àma Gloria rencontre dans sa tournée des festivals un succès public, touchant les spectateur∙trices au cœur de leur âme d’enfance. Le film sort sur les écrans romands ce mercredi.

— Louise Mauroy-Panzani et Ilça Moreno Zego – Àma Gloria
Image courtoisie Filmcoopi Zurich

Cléo, six ans, vit à Paris avec son père. Depuis la mort de sa mère, Gloria (Ilça Moreno Zego), une nounou capverdienne, s’occupe d’elle avec tendresse et amour. Cette petite fille espiègle et pleine de vie regarde le monde à travers ses lunettes de grande myope de manière très mature, mais dans la périphérie de ce qui tourne autour d’elle. Cléo (Louise Mauroy-Panzani, magnétique, à la palette d’expressions naturelles extraordinaire) va devoir élargir la portée de sa vue lorsque soudain la mère de Gloria décède et qu’elle doive rentrer au pays pour s’occuper de ses propres enfants.

Marie Amachoukeli (Party Girl, Caméra d’or à Cannes 2014) ouvre ainsi le récit – inspiré de sa propre histoire avec Laurinda Correia, concierge portugaise qui s’occupait d’elle petite et à laquelle le film est dédié – à un pan de ces histoires d’immigré∙es que nos sociétés recouvrent bien volontiers d’un voile d’ignorance conscient : celles et ceux qui travaillent dans nos maisons, nos hôtels, nos champs, sur nos chantiers, sur les bateaux de croisières, etc., ne sont pas juste des ombres qui traversent nos chemins, ce sont aussi des fantômes pour leurs familles restées dans leurs pays d’origine. Avec Àma Gloria s’ajoute à cette réalité la thématique taboue des nounous et de l’amour qu’elles peuvent porter aux enfants dont elles s’occupent, avec ce double paradoxe – quitter sa famille et ses enfants que l’on aime pour pouvoir leur offrir une meilleure vie, au risque de devenir une étrangère à leurs yeux, et être payées pour s’occuper d’un enfant étranger pour le∙laquelle on développe également de l’amour maternel.

La cinéaste explore ce double sentiment en amenant la petite Cléo de l’autre côté de la réalité, sur le terrain des enfants de Gloria. Lorsque la nounou explique à la petite son départ, une faille s’ouvre dans la vie de la petite fille orpheline de mère, confrontée à la séparation qui est pareillement douloureuse pour Gloria. Cette dernière a alors l’idée d’inviter Cléo, sans son père, pour un dernier été ensemble au Cap-Vert, sur l’île de Santiago, où elle va être confrontée aux réalités de « l’autre » famille de sa nounou.

Àma Gloria est un film tendre dans sa facture, dur dans ce qu’il raconte du monde, qui tend vers le drame – sans tomber dans le mélo – à mesure que les personnages s’ajustent à la réalité, avec une étreinte de fin qui, dans un même mouvement, coupe et ancre le lien invisible entre ces deux personnes, qui n’est pas celui du sang, dans une des plus belles phrases entendues cette année au cinéma, celle que prodigue Gloria à Cléo comme un totem de vie.
Rencontre avec Marie Amachoukeli.

De manière générale, les gens qui viennent travailler dans nos pays dans diverses professions et qui rentrent une fois par an ou encore moins souvent dans leurs familles, cela a toujours existé, des hommes aussi, est-ce que cela est un peu un angle mort dans nos sociétés? On les voit sans les voir…

Je suis complètement d’accord, c’est un angle mort et ce que je trouve fou, c’est que dans le cas des nounous, ce sont des gens qui sont dans les foyers, dans l’intimité des personnes et ce qu’on comprend assez vite lorsque l’on s’entretient avec les familles et les nounous, c’est qu’il y a une sorte de tabou. On ne leur pose jamais la question concernant leurs vies, est-ce qu’elles ont des enfants ou pas ?, est-ce qu’elles les voient ou pas ? Il y a quelque chose qui met tellement mal à l’aise, car dans le fond tout le monde sait, mais on a décidé d’occulter. Le film pour moi, c’est l’occasion de lever un petit voile et de dire justement, regardons ce qu’il se passe et ne fermons pas les yeux sur des gens qui non seulement travaillent ici, mais qui travaillent dans nos maisons, avec nos enfants qui sont un peu les leurs aussi. Oui, c’est comme vous dîtes un angle mort, absolument scandaleux, car c’est là, partout, à tous les étages de la société.

Dans toute la première partie su film, Cléo semble très mature, elle parle à hauteur d’yeux avec les adultes, mais quand elle va au Cap-Vert, elle redevient un enfant. Pouvez-vous parler de cette évolution du personnage ?

L’évolution n’est pas linéaire. Il y a un tabou sur la mort de la mère, sur la question de qui élève qui, ce qui amène à une situation où tout le monde joue les adultes, tout le monde fait comme si tout allait bien. L’évolution du film consiste à montrer comment on va à l’intérieur de soi et que l’on accepte de voir ce qui ne va pas, ce qui pose un problème et ouvrir la faille émotionnelle du personnage. Cléo va à la rencontre de cette faille pour, on l’espère, à la toute fin, après son séjour au Cap-Vert, grandir et accepter la présence de cette faille.

Le langage que vous prêtez à Cléo est très mature pour son âge tout en sonnant de manière crédible. C’était une gageure ?

Je n’ai pas particulièrement travaillé cela, je regarde les enfants autour de moi et je trouve qu’ils expriment des choses avec profondeur. Là où j’ai été aidée, c’est par la chance d’avoir trouvé Louise : elle a une bouille de cinq ans mais elle a quatre-vingts ans (rires).

Elle a une intensité incroyable. C’est naturel ou vous avez particulièrement travaillé sur cette facette ?

C’est filmé de telle sorte que cela soit cette intensité qui l’emporte dans le film. Mais il est vrai qu’elle a cette étonnante personnalité, je crois que c’est une enfant très empathique. Elle a une capacité d’écoute, quand on lui dit les choses à sa hauteur et à égalité, elle vous prend au sérieux et donc les adultes la prennent au sérieux en retour. Il y a une équité dans le rapport. Et je pense que cette enfant est très intelligente. Mais elle n’en fait pas un sujet. Elle a une sensibilité au monde qui fait qu’elle le perçoit avec nuances.

Àma Gloria de Marie Amachoukeli
Image courtoisie Filmcoopi Zurich

Comment l’avez-vous trouvée ?

C’est la première enfant que j’ai vue ! Je n’ai pas fait de casting, je n’ai pas traversé la France pour trouver la perle rare. On s’est mis à la recherche d’une enfant, on est sorti du bureau, on s’est dit qu’il fallait commencer quelque part et, dans le parc en face, il y avait Louise. On lui a donc demandé si elle voulait passer un casting, ses parents ont enquêté sur qui on était et elle a passé l’audition. La chose très perturbante pour moi est que tout de suite, j’ai dit: c’est elle ! Mais en même temps, c’était très bizarre, c’est comme si vous rencontriez l’amour de votre vie à cinq ans, les gens vous disent, non attends !, tu verras quand tu auras dix-sept ans (rires). La production, la directrice de casting – qui était très convaincue par Louise – me disaient, ce n’est pas possible, il faut voir d’autres enfants. Plus je voyais d’autres enfants, plus je me disais : c’est elle.

Malgré tout ce qui arrive à Cléo, c’est une enfant joyeuse, facile aussi, elle s’intègre par exemple facilement à l’environnement au Cap-Vert…

Oui, car c’est une enfant aimée.

Cela contraste d’ailleurs très fortement avec César, le fils de Gloria, qui a été élevé par sa grand-mère et qui est très fermé vis-à-vis de sa mère qui a toujours été absente. En même temps, il n’est pas méchant avec Cléo…

Il n’est pas idiot, il sait que ce n’est pas la faute de la petite. Et dans le fond, il sait que sa mère est partie pour gagner sa vie. Mais cela reste insupportable pour un enfant et, à un moment donné, il faut un coupable, et c’est sa mère à ce moment de sa vie.
D’ailleurs, celui qui joue César, Fredy Gomes Tavares, comme de nombreux enfants du Cap-Vert, a été élevé par sa grand-mère, sa mère étant justement nounou en France. Sa mère est venue à une projection à Paris, elle l’a vu dans le film alors qu’elle ne l’a pas vu depuis des années. C’est une situation très commune là-bas : Ilça Moreno, qui joue Gloria, est elle-même passée par ce parcours de travail à l’étranger qui l’a coupé de sa famille.

Et quand sa grand-mère meurt dans le film, c’est un peu comme s’il perdait sa mère…

Oui, en fait, c’est un film dans lequel toutes les mères sont de substitution.

D’ailleurs, il y a aussi la fille de Gloria, Fernanda (Abnara Gomes Varela), qui accouche et qui a de la peine à créer un lien avec son bébé…

Oui, car ce n’est parce qu’on a accouché d’un enfant que l’on devient automatiquement maman. C’est une manière d’interroger le sentiment maternel : précisément celle qui dans le film accouche et est là pour son enfant éprouve de la difficulté. C’était une manière de mettre en perspective différentes formes de maternité. Ce n’est pas parce qu’on est la mère biologique que l’on a plus d’affection pour l’enfant que si on ne l’est pas. À la fin du film, quand il y a un incident avec le bébé, Fernanda conscientise qu’il est précieux pour elle, mais ce n’était pas son premier réflexe.

L’image du film est dans un format étrange, ce n’est pas un format 4:3, mais pas non plus panoramique, difficile à définir…

En fait, j’ai inventé un format. Le but avec Suzana Pedro, la monteuse du film, était d’inventer un format qui respectait le point de vue de l’enfant. On est dans la tête de l’enfant, pas dans un point de vue omniscient qui regarderait le monde avec distance et discernement qui l’exposerait au public. Nous voulions reproduire la manière de voir le monde d’un enfant de six ans. Cela permettait aussi de monter le hors champs : on ne voit pas beaucoup le Cap-Vert, car on ne voit pas bien ce qu’il se passe en haut, en bas, à droite, à gauche de l’écran. Cela oblige les spectateur∙trices à imaginer, par conséquent, l’image du Cap-Vert, c’est plus ce que les gens projettent dans leurs têtes que ce que j’ai montré.

Il y a des interludes animés : qu’est-ce que cela amène par rapport au visuel classique de l’image ?

Déjà, je trouve que le cinéma d’animation, c’est un beau cinéma. Cette technique me donnait surtout, dans ce film-là, la possibilité de retranscrire l’imaginaire et le ressenti d’une enfant qui n’arrive pas à l’exprimer. Cela  vient formuler à l’image ce qui la traverse. Ce sont aussi les rêvasseries d’une enfant. Cela m’arrive aussi encore, quand je n’arrive pas à dire les choses, je pars dans une imagerie. En psychanalyse, c’est un peu pareil, quand on vous demande de raconter vos rêves…

Vous avez fait les dessins ?

Non, c’est un ami illustrateur pour enfant, Pierre-Emmanuel Lyet, avec lequel j’ai décidé de faire pour le film de la peinture animée, ce ne sont pas des dessins. C’est très long et très difficile à faire: pour douze minutes d’animation, cela a été neuf mois de travail, tous les jours sur table avec douze animateur∙trices.

Est-ce que cela est compliqué de tourner au Cap-Vert ?

Oui, il n’y a aucune structure ni aucun matériel pour le cinéma. On est parties à dix femmes cheffes de poste avec dans nos valises un t-shirt et un sous-vêtement, le reste étant des caméras et autre matériel technique. Le seul moyen de faire venir du matériel était en avion, en bagage privé, car il n’y avait pas de possibilité de fret à cause de la pandémie. Nous avons donc fait le film avec ce que nous avions dans nos bagages. L’équipe provenait pour moitié de France, pour moitié du Cap-Vert. Nous avons formé les gens qui étaient tout sauf familiers du monde du cinéma et ils sont devenus assistant∙es, directeur de castings, machino, électro, etc. C’était très dur pour dire la vérité, car il y a des problèmes dont on n’a pas l’habitude qui apparaissent, comme par exemple les coupures de courant…

De Marie Amachoukeli-Barsacq; avec Louise Mauroy-Panzani, Ilça Moreno Zego, Arnaud Rebotini, Abnara Gomes Varela, Fredy Gomes Tavares, Domingos Borges Almeida; France; 2023; 85 minutes.

Malik Berkati

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