FIFF 2024 : Fuga, le nouveau long-métrage de Bénédicte Liénard, en collaboration avec Mary Jiménez, interroge la société d’aujourd’hui pour rendre hommage aux victimes d’hier
Fuga réunit à nouveau Mary Jiménez et Bénédicte Liénard qui ont déjà collaboré sur plusieurs projets, dont Sobre Las Brasas en 2013, Le Chant des hommes en 2016, ou encore Sous le nom de Talia en 2019 sélectionné à la Berlinale et primé au FIFF.
Bénédicte Lienard et Mary Jimenez signent le scénario de ce documentaire qui dissèque les stigmates du conflit qui a déchiré le Pérou pendant plus de vingt ans. La première est cinéaste, metteure en scène et artiste pluridisciplinaire, la seconde a réalisé plusieurs films de fiction et une dizaine de films documentaires.
Le film s’ouvre sur un cercueil de bois blanc immaculé que des hommes transportent. On comprend rapidement qu’il s’agit du cercueil de Valentina. Convoquant un véritable passeur d’âme, partant sur les terres ocre entourées d’une végétation luxuriante, le tandem de cinéastes part à la rencontre des fantômes pour interroger la société péruvienne sur son passé. Bénédicte Liénard et Mary Jimenez rencontrent diverses personnes, venues d’Iquitos, la capitale du Loreto, département d’Amazonie péruvienne, une ville située au sein de la forêt amazonienne, ou encore des personnes issues la jungle andine, ceja de selva.
Au cœur de l’Amazonie, mise en beauté par la photographie de Virginie Surdej, Saor, un jeune Indien, rentre dans son village natal pour assister aux funérailles de sa maîtresse, Valentina. Valentina a emporté avec elle ses secrets dans sa tombe. « Comme j’aimerais être encore dans ce bar, écoutant tes mensonges, loin de la vérité ! », dit Saor. Des histoires pour se protéger de la réalité de l’Histoire, ou parfois, pour l’affronter avec plus de véhémence.En rencontrant celles et ceux qui étaient ses amis, Saor plonge dans son histoire en entraînant le public dans son sillon. Ramener son corps signifie aussi retourner dans le passé de son amante transgenre pour tenter de comprendre son histoire, croiser celles et ceux qu’elle a côtoyés avant l’exil. Au fil de ses pérégrinations, il récolte les non-dits et rencontre divers témoins, passeurs de mémoire, qui lui permettent de reconstituer l’histoire de cette personne qu’il aimait. Certaines réminiscences sont terribles.
Dans les années septante et quatre-vingts au Pérou, le mouvement Sentier Lumineux et MRTA, des groupes armés révolutionnaires sanguinaires, ont commis de terribles exactions, appliquant à la lettre le mot d’ordre qu’ils avaient reçu de nettoyer le pays de cette « vermine », faisant allusion aux personnes homosexuelles. Le 31 mai 1989, un massacre de personnes trans a eu lieu dans le bar Las Gardenias de Tarapoto. Une femme se rappelle : « Des bras, des jambes, on ne savait pas s’il s’agissait d’hommes ou de femmes. »
Le personnage principal du film déambule à la recherche de témoins qui donnent vie aux personnes massacrées. « Frappant à toutes les portes, entrant dans toutes les maisons », Saor Sax accompagne le travail de Bénédicte Lienard et de Mary Jimenez qui reconstitue un pan de l’histoire du Pérou, enfouie dans les oubliettes d’une société qui a choisi d’occulter plutôt que de se remémorer tant les horreurs commises sont inaudibles. Mais, à travers Fuga et par le biais des diverses rencontres que le tandem de réalisatrices propose, l’écoute d’histoires devient possible.
L’artiste Saor, qui peint, écrit, et que le duo de cinéaste a rencontré lors d’une performance à Iquitos, là où les deux réalisatrices ont tourné By the name of Tania, se révèle être le guide parfait pour mener cette enquête sur les traces des disparus. Bénédicte Lienard et de Mary Jimenez soulignent leurs intentions :
« À travers Saor, nous voulions que la jeune génération LGBT+ entende la souffrance et l’expérience des aînés, et mettre en relation des gens qui ne se rencontreraient peut-être jamais. Nous avons entrepris des recherches sur cette histoire et plus largement, nous avons commencé à écouter les histoires de la communauté LGBT+.»
Mais, au fil de ses recherches et des rencontres, la peur s’empare de lui. Il y a bel et bien eu une commission de la vérité et de la réconciliation mais les témoignages cruciaux de cette communauté LGBT+ n’ont pas été entendus. Les stigmatisations de ce chapitre terrible de l’histoire péruvienne résonnent avec celles d’aujourd’hui : en effet, les églises évangélistes qui se disséminent dans toute l’Amérique latine répandent les mêmes idées qu’à l’époque, véhiculées par des prédicateurs qui clament, devant une assemblée silencieuse et endoctrinée :
« L’enfer, c’est sur terre ! L’enfer, c’est votre vie selon la manière dont vous la menez ! Quand nous nous désespérons pour les actes que nous commettons, notre âme ne va pas s’en aller en paix ! Il y a quelque chose d’obscur dans nos cœurs qui, tant que l’on n’a pas demandé pardon au stout puissant que l’on a offensé, c’est l’œuvre de Satan qui agit en nous. Pourquoi ? Car nous aimons Dieu. »
Le tandem de cinéastes de préciser :
« Nous sommes ainsi parties à la recherche de récits. De village en village. Et puis, nos imaginaires se sont mis au travail. C’est un lieu qui me passionne, mais c’est vertigineux, de frotter la fiction et le documentaire de cette façon. Mary et moi-même, nous connaissons la honte, d’une manière ou d’une autre. Ce que les protagonistes de Fuga traversent et ont traversé, nous pouvons le ressentir. Aujourd’hui, nous assistons à une recrudescence de l’homophobie, que ce soit en Amérique latine ou en Europe, et nous ne sommes jamais à l’abri. »
Saor s’adresse à l’âme de Valentina, se rappelant ce qu’elle a traversé : « Tu as disparu durant des jours, te cachant comme un chien. »
Passant par une démarche documentaire, Bénédicte Lienard et de Mary Jimenez effectuent un travail d’observation participante à la Pierre Bourdieu, s’immergeant auprès des communautés qu’elles filment, demeurant longtemps avec les gens qu’elles rencontrent, vivant avec eux, les côtoyant au plus près, en adoptant leur quotidien jusqu’à l’intégrer de manière organique. Ce mimétisme qui s’établit à travers ces expériences autorise aussi l’imaginaire des réalisatrices à galoper, mêlant harmonieusement réel et fiction qui dialoguent constamment tout au long de leur travail.
Firouz E. Pillet, Namur
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