Ingeborg Bachmann – D’un désert à l’autre. Rencontre avec la réalisatrice allemande Margarethe von Trotta
Ingeborg Bachmann, poétesse autrichienne peu connue dans l’espace francophone, est l’une des figures les plus importantes de la poésie et de la prose en langue allemande du XXᵉ siècle. Après les biopics sur Rosa Luxemburg (1986), Hildegard von Bingen (2009), et Hannah Arendt (2012), la cinéaste et scénariste allemande Margarethe von Trotta s’intéresse à son destin. Plutôt que de retracer l’ensemble de sa vie, elle se concentre sur quelques années marquantes, celles qui ont nourri ce que l’on qualifierait aujourd’hui de relation toxique entre Bachmann et l’écrivain suisse Max Frisch.
C’est au cours de l’été 1958 que la poétesse fait la connaissance du dramaturge à Paris. Ils entament alors une relation libre, d’abord à Zurich, puis à Rome, marquée par des jalousies et des rivalités créatives, qui prend fin après quatre années. Retraçant cette histoire d’amour du point de vue d’Ingeborg Bachmann (incarnée par l’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps qui enchaîne depuis quelques années à l’international les rôles de femmes fortes), la réalisatrice prend comme point d’ancrage le voyage qu’elle a effectué avec l’écrivain Adolf Opel (Tobias Resch), son cadet de neuf ans, dans le désert égyptien. Ce voyage lui permet de retrouver un nouveau goût à l’existence, contrastant ainsi avec les longues séquences de flashbacks illustrant la période antérieure passée avec Max Frisch (Ronald Zehrfeld).
Trotta met en scène de manière distanciée, sèche, presque intellectuelle – à l’image des deux protagonistes, la relation amoureuse intense et malheureuse entre Bachmann et Frisch, censée être « une relation ouverte », mais qui s’est avérée douloureuse pour les deux. Cette mise en scène reflète une analyse qui s’avère être assez froide et introspective de leur lien. Pendant longtemps, Bachmann a été perçue comme la victime de cette relation, elle qui y a fait référence dans ses écrits et ses prises de parole. Juste avant la sortie du film, un recueil de correspondance entre les deux amants a été publié, nuançant cette impression en révélant la propension auto-destructrice de Bachmann. Malheureusement, la cinéaste allemande n’a pas eu accès à ces lettres lors de l’écriture du scénario. Par conséquent, son récit peut paraître plus caricatural que la réalité récemment révélée et reste davantage ancré dans la perspective autobiographique qui émane des écrits de Bachmann.
Le portrait fragmenté de cette femme émancipée, écrivaine radicale en avance sur son temps, est ponctué de citations de Bachmann. Ces extraits permettent de situer son œuvre dans l’histoire des lettres et de dessiner les contours de sa psychologie, très éloignée, à l’instar de Margarethe von Trotta, dans cette représentation des débats actuels féministes de l’ère #metoo.
Entretien:
Vous avez rencontré Ingeborg Bachmann personnellement…
Oui, une fois, chez Hans Werner Henze (compositeur et librettiste allemand, n.d.a.) à Rome, de manière tout à fait inattendue. Volker Schlöndorff et moi y étions allés pour lui rendre visite, et un soir, elle était là. C’était en 1972 – elle avait déjà l’air assez affaiblie. Je ne savais pas à l’époque qu’elle était malade, et je ne connaissais pas non plus son histoire avec Max Frisch. Elle était réservée, et moi aussi. C’était typique des femmes à cette époque. Nous nous taisions, les hommes parlaient.
Vous n’avez jamais rencontré Max Frisch ?
Non, mais Volker Schlöndorff le connaissait bien, il a réalisé un film avec lui, Homo Faber (1991). J’ai été très heureuse lorsque Volker, après avoir vu le film, m’a dit : « Ronald Zehrfeld est vraiment Max Frisch. » Peut-être était-il un peu plus mince à l’époque où il était avec Ingeborg Bachmann. Malheureusement, je n’ai pas réussi à faire maigrir Zehrfeld (rires).
Un recueil de lettres entre Max Frisch et Ingeborg Bachmann vient d’être publié. Avez-vous eu accès à ces lettres avant le tournage ?
Ce n’est pas faute d’avoir essayé ! Mais l’éditeur du recueil ne m’y a pas autorisée, même si le frère d’Ingeborg, Heinz Bachmann, a tenté d’intercéder en ma faveur. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de baser le récit sur son voyage dans le désert. Je pense cependant avoir exploré l’essence de cette relation de manière assez précise.
C’était une histoire d’amour compliquée mais Max Frisch n’est pas seul responsable de leur situation…
Bien sûr que non. C’était un homme de son époque, ayant été auparavant marié à une femme très traditionnelle, qui cuisinait, s’occupait des enfants, etc. Pour Frisch, Bachmann était une femme mystérieuse qu’il souhaitait comprendre. Il est normal qu’il n’ait pas pu gérer cette relation. J’espère que le film montre bien que je ne le tiens pas pour seul responsable.
Mais elle en a énormément souffert…
C’est ce qui m’a fascinée dans cette histoire : qu’une femme, qui aspirait tant à la liberté et à l’indépendance au point de refuser le mariage, ait pu sombrer si profondément dans le malheur après sa rupture avec lui, au point de ne jamais s’en remettre complètement.
Dans une interview, vous avez expliqué que votre relation avec Volker Schlöndorff avait également influencé le scénario…
Beaucoup de choses se sont déroulées de manière similaire à ce que nous avons vécu. C’est ainsi : les hommes ne comprennent tout simplement pas certaines choses chez les femmes. C’est une conséquence directe de l’éducation : en tant que femme, on apprend à penser pour tout le monde, tandis que les hommes apprennent surtout à penser comme des hommes. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1958, à une époque où les femmes n’avaient même pas le droit d’avoir un compte bancaire à leur nom. Qu’une femme dise : « J’aime être aimée, mais je n’ai pas besoin de me marier », était vraiment très rare.
Vous avez dit une fois que vous ne vouliez pas être réduite à des thèmes féminins. Vous avez pourtant encore fait un film sur une femme…
Cela n’a jamais été mon intention. J’étais simplement l’une des rares femmes à pouvoir réaliser des films, et je me suis donc sentie quelque peu responsable de représenter également la voix des femmes. Je connais mieux les femmes, je l’admets volontiers. Mais ce qui m’intéresse avant tout, ce sont des personnes qui essaient de se réaliser et qui souhaitent peut-être aussi changer le cours de l’histoire, sans pour autant occulter les aspects plus fragiles de leur personnalité, comme Rosa Luxemburg, qui avait un côté tendre, triste, incertain.
Les lieux jouent un rôle important dans cette histoire…
Oui, chaque lieu porte une signification particulière. Zurich, la ville de Max Frisch, était un environnement inconfortable pour Ingeborg Bachmann, qui préférait Rome. Son véritable chez-soi n’était pas Klagenfurt mais l’Italie, où elle se sentait intellectuellement et humainement épanouie. Max Frisch, en revanche, était moins à l’aise en Italie en raison de la barrière linguistique. Le voyage dans le désert représente une quête de guérison, mais il symbolise également le désert émotionnel que traversent les protagonistes. Leur relation, d’abord prometteuse, se détériore progressivement jusqu’à la rupture. Pendant ce voyage avec Adolf Opel, Bachmann, initialement déprimée, elle retrouve peu à peu ses forces. Ainsi, le récit reflète deux mouvements opposés qui illustrent les deux voyages dans le désert du récit.
De Margarethe von Trotta; avec Vicky Krieps, Ronald Zehrfeld, Marc Limpach, Tobias Resch, Basil Eidenbenz, Luna Wedler; Suisse, Autriche, Allemagne, Luxembourg; 2023; 111 minutes.
Malik Berkati
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