La « cli-fi », une nouvelle façon de parler du changement climatique
Au tournant des années 2010, la presse américaine relatait l’apparition d’un nouveau genre littéraire, la « cli-fi » (pour climate fiction), terme inventé en 2008 par l’écrivain et blogueur Dan Bloom. Les romans de « fiction climatique » prennent généralement la forme de récits post-apocalyptiques où des personnages évoluent dans un monde ravagé par les effets du changement climatique.
Si les romans de cli-fi sont encensés par la presse américaine aux sympathies écologistes, ils restent cantonnés en France à un public de niche.
Du « nature writing » à la « climate fiction »
Aux États-Unis, la popularité et le nombre des romans de cli-fi s’expliquent d’abord par l’importance culturelle de la nature dans ce pays. Citons ici le poète Walt Whitman et les philosophes Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson, qui ont parmi les premiers contribué à faire de la nature le personnage principal du roman national américain.
Par contraste, la littérature française s’est passionnée pour la ville : chez Victor Hugo, Honoré de Balzac ou Charles Baudelaire, c’est Paris, les intérieurs, les arts, bref tout ce qui relève de la « culture » et de la « civilisation » qui semble digne de fiction. La nature et la campagne – que ce soit dans Aux Champs de Guy de Maupassant ou bien dans Madame Bovary de Gustave Flaubert – sont le théâtre de l’avilissement moral.
Si la nature redevient un sujet d’intérêt pour les lecteurs français, ce dont témoigne le retour en vogue des œuvres de Henry David Thoreau, le sujet semble rester cantonné à la littérature d’essai ou aux récits de voyage comme chez Sylvain Tesson.
L’arrivée tardive de la cli-fi en France peut aussi s’expliquer par un certain élitisme littéraire dédaignant encore largement la science-fiction, dont se rapproche tout naturellement ce nouveau genre.
La question des dangers d’une surexploitation de la nature et du rêve de terraformation d’autres planètes est en effet au cœur de nombreux romans de science-fiction, à l’image de Dune (1965) de Frank Herbert. Citons aussi J.G. Ballard qui publia un an avant le classique d’Herbert Sécheresse, le troisième volet de sa quadrilogie des mondes dévastés ; il y dépeint une apocalypse provoquée par la disparition des eaux terrestres sous l’effet de la pollution industrielle des océans.
Mais il est possible de faire remonter la fiction climatique encore plus loin. Avec Les Raisins de la colère de John Steinbeck (1939), par exemple. On y découvre les conséquences sociales de l’épisode climatique du « Dust Bowl » des années 1930 au cours duquel des tempêtes de poussière s’abattirent sur les Grandes Plaines américaines. Climatologues et historiens de l’environnement s’accordent aujourd’hui pour dire que le Dust Bowl fut la conséquence directe de techniques agricoles délétères.
Contre les rêves fous de la géo-ingénierie
Une autre caractéristique de la science-fiction consiste à dénoncer des sociétés grisées par leurs capacités d’innovation, de contrôle de la nature, de progrès scientifique et technologique. Dérivée de la Sci-Fi, la cli-fi n’échappe pas à la règle.
L’un des exemples les plus frappants se trouve chez l’Américain Paolo Bacigalupi. Couronné en 2010 par les prix Nebula et Hugo pour son premier ouvrage La Fille automate, Paolo Bacigalupi fut longtemps journaliste au sein de la revue écologiste High Country News. L’auteur dépeint dans son roman un monde frappé par une pénurie des ressources pétrolières et une montée des niveaux des océans due au réchauffement climatique.
En 2015, Paolo Bacigalupi publie un second roman de cli-fi, The Water Knife. Il y décrit, dans un contexte de sécheresse apocalyptique liée aux activités humaines, la lutte qui oppose les États du Sud-Ouest américain pour l’accès à l’eau de la rivière Colorado. Sous le soleil écrasant du désert de l’Arizona, les habitants de Phoenix en sont réduits à boire leur urine recyclée…
Les plus fortunés, quant à eux, survivent confortablement sous des dômes recréant artificiellement des écosystèmes paradisiaques. Ce type de construction, en projet dans plusieurs grandes villes du monde pose pour Bacigalupi plusieurs questions essentielles : qui y aura accès ? Et quid de la nature à l’extérieur de ces structures ?
Dénonçant à la fois le capitalisme et les rêves de géo-ingénierie des firmes multinationales, les romans de Paolo Bacigalupi illustrent la frange de la cli-fi la plus politisée et la plus investie par la question des responsabilités humaines dans les dérèglements climatiques.
Une réponse au climatoscepticisme
Dans un contexte où des personnalités climatosceptiques occupent aux États-Unis les plus hautes fonctions, un genre littéraire tel que la cli-fi peut véritablement faire œuvre de résistance.
En cherchant à éveiller les consciences à l’aide de récits apocalyptiques, la cli-fi rejoint ainsi la rhétorique des écologistes américains et européens dénonçant la surexploitation de la nature et l’absence de réaction adaptée face aux changements climatiques.
Ces accents eschatologiques exposent toutefois les romanciers à la critique d’écologistes plus modérés : représenter le réchauffement climatique comme un phénomène apocalyptique revient à se couper l’herbe sous le pied en risquant de désintéresser le public de la question, convaincu par ces œuvres qu’il n’y a plus rien à faire.
Des histoires plutôt que des courbes de CO2
Si la cli-fi est bien souvent catastrophiste, elle ne se limite pas à des récits d’apocalypses préfabriquées.
En 2017, paraît en français Les Sables de l’Amargosa de la Californienne Claire Vaye Watkins. Alors que les changements climatiques composaient le sujet central du roman de Paolo Bacigalupi, ils figurent ici comme un arrière-plan réaliste du récit mettant en scène un couple de Californiens tentant de survivre à la sécheresse en se ralliant aux adeptes d’un gourou sourcier et manipulateur.
Autre aspect étonnant, Claire Vaye Watkins répertorie, dans des chapitres pastichant les grands naturalistes et explorateurs américains, les nouvelles espèces animales apparues avec les changements climatiques.
Pour ce qui est de la cli-fi française, on peut citer le roman Terre Lointaine de Pierre-Yves Touzot. Post-apocalyptique sans verser dans le sensationnalisme, ce roman débute sur l’éveil d’un personnage, ne connaissant ni son identité ni son passé, dans un environnement peuplé de créatures étranges et familières à la fois, dans lequel il tentera de survivre et de comprendre ce qui s’est passé durant son sommeil. Sur 300 pages, Pierre-Yves Touzot présente de façon précise et accessible toutes les théories et données scientifiques permettant de prendre la mesure de la crise environnementale.
Atteindre les imaginaires
C’est là tout l’enjeu de la fiction climatique : exposer l’ampleur de la crise environnementale et civilisationnelle pour mobiliser les consciences. Le point commun entre les œuvres de cli-fi n’est pas tant la place accordée à l’environnement que ce lien direct qu’ils tracent entre activités humaines et changements climatiques.
La fiction climatique peut aujourd’hui constituer une arme efficace pour les défenseurs de l’environnement : après avoir entendu les multiples cris d’alarme des chercheurs, lu avec effroi les rapports du GIEC et suivi toutes les campagnes de sensibilisation à la question du climat, on peut s’étonner – avec Bruno Latour (Face à Gaïa), Clive Hamilton (Requiem pour l’espèce humaine) et tous les autres penseurs de la question environnementale – que rien n’ait encore été fait qui soit à la mesure du problème. En utilisant le médium du récit et celui de la littérature, il faut espérer que les auteurs de cli-fi apporteront leur pierre à cette nécessaire prise de conscience.
S’il est fort possible que ceux qui lisent de la cli-fi soient déjà sensibles à ces questions, on peut espérer que des lecteurs de science-fiction encore peu réceptifs aux dangers du changement climatique changeront d’avis en se plongeant dans un roman de Paolo Bacigalupi, Claire Vaye Watkins ou Pierre-Yves Touzot.
Quoi qu’il en soit, on doit se réjouir de la présence grandissante de la question climatique dans toutes formes d’art. En peuplant désormais les imaginaires, elle devient de plus en plus difficile à ignorer.
Claire Perrin, Doctorante en littérature américaine, Université de Perpignan
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.
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