La réalisatrice Sabine Gisiger signe The Mies van der Rohes, un documentaire captivant qui met en lumière les femmes qui entouraient le célèbre architecte allemand Ludwig Mies van der Rohes
Présenté en compétition aux Journées cinématographiques de Soleure 2023, The Mies van der Rohes, de Sabine Gisiger, brosse une saga familiale épique à l’époque du modernisme.
Le film de Sabine Gisiger s’ouvre sur des jeunes femmes qui semblent danser ensemble… À moins qu’elles ne pratiquent de la gymnastique ou de la rythmique ensemble selon les préceptes d’Emile Jaques-Dalcroze. La réalisatrice helvétique a choisi de relater l’histoire de cette famille d’artistes par le prisme des femmes qui entouraient l’architecte emblématique Mies van der Rohe dont le leitmotiv était de faire de l’architecture une mise en valeur des espaces fonctionnels et de la simplicité des lignes, valorisés par les jeux de lumières.
Dans cette épopée familiale au cœur de la modernité, Sabine Gisiger nous présente rapidement les figures féminines fondamentales de la tribu Mies van der Rohe, peut-être occultées par l’aura de l’architecte, leur rendant un magnifique hommage : tout d’abord sa femme, Ada, à laquelle Ludwid fit des déclarations enflammées pour la demander en mariage. Puis leurs filles Georgia (née Dorothea), Manna et Traudel que le père de famille laissera aux bons soins d’Ada pour poursuivre sa carrière aux États-Unis où il émigra en 1938, laissant femme et filles livrées à elles-mêmes pour affronter la barbarie du nazisme. Malgré la difficulté d’élever seule ses filles, Ada fit tout ce qui était en son pouvoir pour donner à Georgia et à ses sœurs une éducation aimante, bienveillante et progressiste.
La documentariste rappelle aussi le rôle prépondérant de la maitresse de Mies, Lilly Reich, retenue par la postérité comme une designer et architecte d’intérieur qui a fait souffler un vent novateur, saisissant les opportunités d’être aux côtés de Mies pour faire connaître ses propres créations, mais se heurtant aux carcans des vieux schémas traditionnels qui la cantonneront dans l’ombre de Mies.
Sabine Gisiger recourt à d’abondantes archives – des enregistrements, des images et des documents d’archives privés et inédits, des films – pour plonger le public au cœur des années folles euphoriques et insouciantes, les années trente en proie aux nationalismes et à la crise qui mèneront à la seconde Guerre mondiale. À travers l’histoire de cette famille, Sabine Gisiger met en lumière que si Ludwig Mies van der Rohe est devenu l’un des plus grands architectes modernistes majeurs, son ascension a été grandement facilitée par la présence de femmes talentueuses à ses côtés.
La cinéaste a choisi de solliciter des comédiens pour donner vie aux femmes van der Rohe : Katharina Thalbach qui interprète Georgia van der Rohe à septante-cinq ans, Anna Thalbach qui donne vie à Georgia à quarante-cinq ans (respectivement la fille et la petite-fille de Sabine Thalbach et de Benno Besson) et Rebekka Burckhardt pour incarner la réalisatrice dans une reconstitution d’un entretien avec Georgia qui ponctue les images d’archives. Au fil des séquences, on en oublie qu’il s’agit de comédiennes. Pour incarner Ludwig van der Rohe, Sabine Gisiger a confié cette mission à Ingo Ospelt.
La documentariste fait la part belle à Georgia, danseuse expressive et actrice, fille aînée de l’architecte, souligne son parcours extraordinaire. Frondeuse, avant-gardiste, courageuse et obstinée, Georgia saisit les opportunités qui se présentent à elle en s’épanouissant dans la nouvelle ère moderne et s’affirmant comme une femme élégante, libre, émancipée, affranchie des carcans sociaux et éducationnels du patriarcat, donnant libre cours à ses envies et à son art.
Pour accompagner la multitude de documents d’époques, Sabine Gisiger a pu puiser dans les propres souvenirs de Georgia et confie le soin à ses comédiennes de nous transmettre ces éléments biographiques. En effet, Sabine Gisiger a découvert, par hasard, un ouvrage de Georgia Mies van der Rohe qui lui a fourni l’inspiration et l’envie d’explorer la saga familiale au cœur du modernisme. Elle précise :
« Il y a quelques années, je suis tombée par hasard sur un livre de poche dans une librairie berlinoise : La donna è mobile. Mein bedingungsloses Leben (Aufbau Verlag, Berlin 2001). J’ai été surprise de voir à quel point les choses me semblaient familières en tant que femme et à quel point les thèmes qui préoccupaient Georgia van der Rohe étaient d’actualité. J’étais fascinée par le nouveau regard sur le modernisme et par certains de ses principaux protagonistes que son histoire m’a fait découvrir : Georgia van der Rohe était la fille du célèbre architecte Ludwig Mies van der Rohe. La compagne et maîtresse de son père était la créatrice Lilly Reich, très connue à l’époque et la première femme à siéger au conseil d’administration du Deutscher Werkbund. L’amie de la mère de Georgia, Ada Mies van der Rohe, était Mary Wigman, une icône de la danse expressionniste de l’entre-deux-guerres. »
Né en 1959 à Zurich, Sabine Gisiger a étudié l’histoire à Zurich et à Pise. Elle a travaillé comme reporter pour la télévision suisse et réalise des documentaires en tant que réalisatrice indépendante depuis 1988. Elle est professeure de documentaires à la Haute école des arts de Zurich (ZHdK) et signe avec The Mies van der Rohes un documentaire passionnant, enrichissant, magnifiquement documenté, si dense qu’il mérite plusieurs visionnements pour en extraire la substantifique moelle. Du grand art !
Firouz E. Pillet
© j:mag Tous droits réservés