Les Amis musiquethéâtre de Carouge présente la pièce Contre-jour – Grisélidis Réal revisitée. Rencontre avec Mathi et Margot Le Coultre
Un long compagnonnage artistique et humain a uni Françoise Courvoisier, actrice, metteuse en scène et directrice du théâtre, et la célèbre écrivaine, peintre et prostituée genevoise Grisélidis Réal, qui étaient amies. Après lui avoir consacré trois pièces, elle lui rendait hommage en mai dernier, pour les 20 ans de sa disparition, avec un huis clos intitulé 46 rue de Berne. « Par un heureux hasard », comme le dit Courvoisier, « c’est à ce moment que ces deux jeunes artistes sont venu·e·x me proposer ce projet. J’ai trouvé très inspirant de découvrir une nouvelle lecture des œuvres de Grisélidis, dont je trouve l’écriture magnifique. » C’est ainsi que Mathi et Margot Le Coultre ont créé Contre-jour, un spectacle qui engage un mouvement autant poétique que politique.
© Anouk Schneider
« Que vaut-il mieux : prostituer son cul ou son âme ? » Voilà la question qui taraude l’une des deux étudiantes qui attendent la venue de Grisélidis Réal, qu’elles souhaitent interviewer sur le travail du sexe pour leur mémoire de fin d’études. Effet comique garanti, les deux étudiantes ont des personnalités à l’opposition exacerbée – l’une (Mathi Le Coultre), posée et réfléchie, habillée en violet, les pieds tournés en dehors ; l’autre (Margot Le Coultre), spontanée et volubile, habillée en bleu, les pieds en dedans. À la lumière d’un lampadaire, elles débattent, se questionnent, se disputent : « qu’est-ce qu’une pute ? » « Qu’est-ce qu’une femme ? ». Entre les silences de l’attente et les discussions, apparaissent des travailleuses du sexe à l’allure féerique, nommées prostitu-fées par les deux comédien·ne·x.
Le réverbère se transforme alors en barre de pole dance, sur laquelle les prostitu-fées portent la parole de celle qui se faisait appeler la « marraine des putes » et « catin révolutionnaire ». Tandis que l’étudiante en bleu assouvit sa curiosité et voit un monde inconnu s’ouvrir à elle, celle en violet se confronte à ses a priori sur la question. C’est ainsi que les deux artistes parviennent à multiplier les points de vue, abordant les aspects crus du sujet tout en dépeignant un univers plus complexe qu’il n’y paraît, avec ses dimensions concrètes et capitalistiques autant que sociétales et artistiques. Une question reste plus que jamais contemporaine : quelle est la place du plaisir dans la sphère économique et comment aborder cette notion dans la discussion de société ? À cela s’ajoute une interrogation implicite et fondamentale à l’heure de l’ultracrépidarianisme – cette maladie actuelle qui sévit dans les médias en continu et sur les réseaux sociaux, et qui consiste à donner son avis ou à se prononcer avec autorité sur des sujets que l’on ne maîtrise pas : entre théorie et vécu, entre engagement et prise de parole, qui peut parler de quoi ? La connaissance suffit-elle à la compréhension ?
Cette attente à la Godot, clairement revendiquée par Mathi et Margot Le Coultre, s’inscrit dans un langage scénique très riche, mêlant jeu, danse et pantomime sur un ton qui manie avec virtuosité humour, poésie des corps et des mots, et des moments plus sombres et empoignants.
Comme souvent dans les portions de voyage de vie, on part vers quelque chose mais on trouve autre chose – bien souvent peu de réponses à nos questions générales, mais un petit plus de conscience de soi… C’est ce qui arrive à nos étudiantes, qui, par effet miroir, renvoient au public sa propre ambiguïté face au sexe, au pouvoir et au désir.
À l’issue d’une représentation, Mathi et Margot Le Coultre ont partagé leur regard sur la création de Contre-jour, la place de Grisélidis Réal aujourd’hui, leur rapport au féminisme et à l’engagement politique au théâtre :
Vous avez des formations complètes, et donc, vous utilisez un petit peu tous les arts que vous avez appris, pas seulement jouer, mais aussi danser, chanter, un peu de pantomime. C’est comme cela que vous envisagez le théâtre ?
Mathi Le Coultre : Pour moi, ça a été assez nouveau. Je viens de la danse, et c’est en faisant l’Académie Dimitri (Haute École Spécialisée centrée sur le théâtre physique au Tessin) que j’ai appris à faire du théâtre. Mon rapport à la scène est vraiment né du rapport au corps et à cette idée de toucher un peu à tout. Donc oui, dès que j’ai su que j’allais faire du théâtre, il était évident pour moi que cela serait complet et pluridisciplinaire.
Margot Le Coultre : C’est vrai qu’à l’Académie Dimitri, c’est une école qui demande beaucoup au corps. Pour ma part, j’ai fait la Manufacture (Haute école des arts de la scène à Lausanne), où le rapport au corps est très différent, car ce n’est pas du théâtre physique à proprement parler. Mais il est vrai que la formation exige tout de même une grande présence corporelle. Le corps est un instrument avec lequel on évolue. Je trouve qu’en tant que comédien·ne, cela fait partie du métier. Et pour ce projet précisément, il était très important que le corps occupe une place centrale.
© Anouk Schneider
Vous avez écrit les parties où vous interagissez, et les parties où apparaissent les prostitu-fées sont issues de textes de Grisélidis Réal…
Margot Le Coultre : Oui, les dialogues entre les deux étudiantes sont principalement nos mots, mis à part quelques touches, comme cette phrase récurrente : « Vaut-il mieux prostituer son cul ou son âme ? ». Les monologues des prostitu-fées, eux, sont bien de Grisélidis Réal.
Quelles sont les difficultés à écrire un texte avec ses propres mots et ceux d’une autre artiste ?
Margot Le Coultre : Nous avons eu un éclair d’idée : s’inspirer de l’attente beckettienne, comme dans En attendant Godot, et de son mécanisme. Nous nous sommes inspiré·e·x de cette structure, et à partir de là, nous sommes allé·e·x très au feeling. Pendant une semaine, nous avons fait un travail à la table et écrit. Une première version est née assez vite. Au fur et à mesure des répétitions et de la création, le texte s’est précisé. Très vite, avec cette idée de structure, nous avons tenu à ce que les mots de Grisélidis Réal soient dans la bouche des prostituées, et que notre propre discours, en tant que personnes extérieur·e·x à la prostitution, porte sur la prostitution, sans nous approprier la parole d’une prostituée.
Vous représentez un peu les questions que se pose la société…
Mathi Le Coultre : Oui. Par contraste avec les mots de Grisélidis Réal, qui sont très oniriques et lyriques, il a été assez évident pour nous de tomber dans une parole beaucoup plus béckettienne. Beaucoup plus épurée aussi.
Est-ce difficile de travailler à quatre mains sur un texte ?
Margot Le Coultre : Nous avons de la chance, nous avons une très belle relation et nous nous entendons bien. Nous nous sommes dit plusieurs fois que nous avions très souvent les mêmes idées, que nous étions sur la même longueur d’onde. Nous avions donc peu de choses à débattre, ce qui nous a rendu assez efficaces, tant dans l’écriture que dans la création.
Vous mettez en scène des archétypes de la prostitution, avec deux monologues forts, l’un d’une prostituée qui s’exprime avec assez de légèreté sur sa profession et une autre plus sombre…
Margot Le Coultre : Oui, nous voulions montrer des différences. À l’intérieur même de l’écriture de Grisélidis Réal, il y a plein de choses qui se contredisent. Parfois, elle a un regard très tendre sur un client, parfois c’est très violent. Dans sa poésie, il y a des choses un peu plus trash, un peu plus sombres que dans ses lettres, adressées à Jean-Luc Hennig par exemple, où elle a un côté plus mordant, mais décalé.
Mathi Le Coultre : Voilà. Il était important pour nous d’avoir plusieurs archétypes différents, avec des discours variés, pour parler de la complexité de ce métier, où les points de vue sont complètement différents d’une personne à une autre, et même au sein d’une même personne. Nous les avons directement tirés de ses poèmes, où elle décrit les prostituées comme des princesses, des prêtresses, des magiciennes. En réalité, ce sont plutôt trois archétypes que deux : la première a quelque chose de très mondain, de princesse ; la deuxième, nous l’avons surnommée la guerrière ; et la troisième, c’est la prêtresse.
En ce moment, de grandes figures féministes des années septante sont redécouvertes par la jeune génération, comme Delphine Seyrig ou Monique Wittig. Grisélidis Réal a eu un rapport complexe avec le féminisme. Qu’est-ce qui vous parle en elle ?
Mathi Le Coultre : Nous nous sommes posé·e·x la question de comment remettre au goût du jour ce qu’elle dit, ce qu’elle raconte. Pour nous, cela s’est fait par le prisme du féminisme. Comme nous ne sommes pas dans le monde de la prostitution, nous ne pouvons pas affirmer que les choses ont changé. Nous nous sommes demandé comment ses propos résonnaient en nous par rapport à des questions plus féministes. Nous sommes aussi allé·e·x chercher des textes qui nous touchaient plus que d’autres. Une grande part de ses écrits sont très exotisants, avec un champ lexical de l’exotisme que nous ne voulions absolument pas utiliser, et que nous avons choisi, pour des raisons évidentes, de ne pas retenir.
Margot Le Coultre : Certains récits sont racistes, en fait, envers les personnes noires. Nous avons fait le choix de ne pas du tout en parler et d’être attentives à ne pas sélectionner des textes qui tombaient là-dedans. Nous nous sommes plus concentré·e·x sur son discours concernant son métier, ses théories. Aujourd’hui, il y a beaucoup de remous autour du travail du sexe, de la réappropriation du corps en tant que femme ou personne trans, etc. Ces figures ont marqué des générations et résonnent encore aujourd’hui. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles on trouve un nouvel intérêt, de génération en génération, à les lire et à les célébrer.
En parlant de prostitution et de génération, il y a à présent tout un pan de cette économie qui se fait sur Internet. Avez-vous pensé à cela lors de l’élaboration du projet ?
Mathi Le Coultre : Oui, nous nous sommes posé la question. Durant le processus, avant et pendant l’écriture, nous avons contacté deux associations : l’Aspasie, créée par Grisélidis Réal, et Grisélidis, à Fribourg. Cela a fait partie de nos discussions. Aujourd’hui, la prostitution dans la rue est presque inexistante.
Margot Le Coultre : Elle est mise à mal par les réseaux et les sites. Beaucoup plus de prostitution passe par là. Il faudrait faire un autre spectacle pour aborder cette question. Nous nous étions demandé à quel point nous voulions faire des liens avec aujourd’hui. À un moment, nous étions parti·e·x pour récolter des témoignages et aller vers quelque chose de plus journalistique. Finalement, nous sommes revenu·e·x aux textes de Grisélidis Réal en nous disant que cela devrait faire l’objet d’un autre spectacle, peut-être plus proche de l’info-fiction. Il y a quelque chose de beaucoup plus sociologique derrière.
Vous avez créé votre propre compagnie, La poudre à lever. Quels sont les défis que vous avez rencontrés ?
(Rires)
Mathi Le Coultre : Oh là là, les défis, oui ! Pour moi, le premier défi est qu’on n’apprend pas, ou très peu, cela en école. C’est de savoir par où commencer, que faut-il faire légalement, comprendre toute l’administration d’une compagnie. Pour une compagnie émergente, souvent, on n’a pas d’administrateur·ice·x pour nous aider ; c’est à nous de le faire. C’est énormément de travail, de compréhension, d’apprentissage. C’est un travail qui n’est pas le nôtre, qu’on apprend sur le tas. Heureusement qu’il existe des associations comme le Bureau des compagnies à Genève qui nous aident et conseillent. En plus, c’est souvent un travail non rémunéré. Pour moi, c’est le plus gros défi.
Regrettez-vous qu’on ne vous apprenne pas ça à l’école ?
Margot Le Coultre : À la Manufacture, en fin d’année, plusieurs semaines sont dédiées à ces questions ingrates : fonder sa compagnie, s’inscrire au chômage, faire une demande de subvention… Je pense que c’est normal que cela arrive en fin de formation, mais c’est un timing hyper compliqué parce qu’on a la tête ailleurs. On se dit « oui, oui », et puis le moment venu, on se dit qu’on aurait dû mieux écouter.
Mathi Le Coultre : Je trouve que c’est un métier en soi, d’être administrateur·rice·x. Il y a tellement à apprendre que le laisser à la fin de la formation fait qu’on apprend plein de choses en même temps sans tout retenir, et c’est difficile d’apprendre ces choses sans les pratiquer.
Et pourquoi avoir voulu créer une compagnie ?
Margot Le Coultre : Aujourd’hui, quand tu montes un spectacle, c’est nécessaire, à moins d’emprunter la compagnie de quelqu’un d’autre. C’est pour ça aussi qu’il y a un nombre de compagnies existantes un peu démesuré. Si je veux faire un autre spectacle avec quelqu’un d’autre, il faudrait peut-être que je crée une compagnie avec cette personne, à moins qu’elle en ait déjà une. Il y a très peu de théâtres qui ont encore des compagnies, comme par exemple ici aux Amis, où il y a beaucoup de créations avec la compagnie du théâtre.
Mathi Le Coultre : C’est vraiment pour un côté concret, pour faire des demandes de subventions, par exemple.
© Anouk Schneider
Vous envisagez le théâtre comme un acte d’engagement politique. Qu’entendez-vous par là ?
Margot Le Coultre : L’art, c’est politique. Cela semble convenu de le dire, mais dans le paysage artistique actuel, il n’est pas inutile de le rappeler.
Mathi Le Coultre : C’est une revendication qui m’est venue au sortir de mon école, qui se proclame apolitique. Pour moi, avoir un discours comme ça sur l’art est complètement lunaire. Au-delà du fait que l’art est politique et que tout ce qui y est représenté a une valeur politique, pour moi, c’est aussi d’en avoir conscience et d’en faire un usage conscient. Un outil politique. Et ne pas tomber dans un théâtre lisse et consensuel.
Margot Le Coultre : Qu’est-ce qu’on choisit de dire ? Comment on choisit de le dire ? À travers quoi ? Pour nous, ça paraît évident et nécessaire. C’est notre vision. Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui se font aujourd’hui, au cinéma, au théâtre, dans les arts… parfois, c’est un peu de l’art de bourgeois, fait par des personnes dans une place privilégiée, pas connectée, dans quelque chose de lisse et consensuel, en effet.
Mathi Le Coultre : Ce que tu as dit, c’est le cœur du théâtre politique, c’est de réfléchir à ce qu’on apporte sur scène, comment on le dit et le construit. Et pas seulement d’un point de vue créatif, mais aussi dans la production. Comment hiérarchiser ta compagnie, par exemple. Cela englobe tout.
Contre-jour – Texte: Grisélidis Réal, Mathi et Margot Le Coultre
Avec Mathi et Margot Le Coultre.
Regard extérieur, Wave Bonardi; Lumière, Rinaldo Del Boca; Musique, Benjamin Eggenberger; Costumes, Zoé Marmier et Louise Jarrige (Agapornis)
Jusqu’au 21 septembre 2025 (Ma, ve, 20h. Me, je, sa, 19h. Dim, 17h. Relâche lundi)
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Malik Berkati
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