Locarno 2022 : Il Pataffio, de Francesco Lagi, propose une fable noire médiévale aux échos contemporains. Rencontre
Un groupe improbable de soldats et de courtisans mené par Marcount Berlocchio (Lino Musella) et sa nouvelle épouse Bernarda (Viviana Cangiano) prend possession d’un fief lointain. Mais leur château est un dépotoir décrépit et les villageois ne veulent pour rien au monde être gouvernés. Entre appétits profanes et sacrilèges, soldats débraillés et pauvres gens affamés, Il Pataffio relate une histoire sur la liberté, sur la faim, sur la soif de pouvoir et le besoin de possession. S’inspirant du roman éponyme de Luigi Malerba, qui fut une véritable révélation pour le cinéaste et « le début d’un voyage imaginaire » qu’il ne soupçonnait pas, Francesco Lagi n’osant pas se risquer à adapter ce roman sur grand écran avant d’être soutenu par des producteurs. Pour celles et eux qui ne connaîtraient pas Malerba, Luigi Bonardi, connu sous le nom de plume de Luigi Malerba, est un écrivain italien, né en 1927 à Berceto, dans la province de parme, et mort en 2008 à Rome. Il est cofondateur du Gruppo 63 d’orientation marxiste et structuraliste et a œuvré comme scénariste de cinéma.
Il Pataffio de Malerba est un roman drôle et cocasse qui se déplace dans un Moyen Age en pleine famine. Les noms des personnages évoquent déjà une galerie éloquent de l’humanité qui n’est pas sans rappeler la Divine Comédie de Dante : le Marconte Berlocchio, cupide, méchant, égocentrique, la Marconte Bernarda, grosse et lasse de sa virginité que son nouveau mari tarde à lui ôter, la cour misérable et bancale, avec les soldats rouillés dans leurs armures, un frère, Frate Capuccio, porté sur les plaisirs de la chair, les paysans affamés. S’aventurant dans cet univers qui lui offrait moult possibilités, Francesco Lagi s’est régalé à développer un langage fait d’ancien italien et un bréviaire latinisant du frère qui amusera les italophones et les latinistes.
Ce film choral bénéficie d’une distribution exceptionnelle : Lino Musella, Giorgio Tirabassi, Viviana Cangiano, Giovanni Ludeno, Vincenzo Nemolato et Daria Deflorian, avec les participations d’Alessandro Gassman dans le rôle de Frate Capuccio et Valerio Mastandrea dans le rôle de Migone.
Le film a agacé, voire déplu à certains journalistes mais gagne à être apprécié à l’éclairage des propos du cinéaste pour être mieux apprécié. Rencontre:
Parmi tous les films présentés en compétition à Locarno, nous avons découvert Il Pataffio, un film chorale avec un nombre impressionnant d’acteurs et d’actrices. Comment avez-vous travaillé avec une telle quantité de comédiens ?
Le défi était organique dans l’organisation de tout ces comédiens. Ce sont tous des acteurs excellents mais tous très différents les uns des autres. Ils ont des approches différentes par rapport au texte et par rapport à l’interprétation. Cela a donc été très divertissant et intéressant de les faire s’accorder pour jouer ensemble dans le même film.
Il y a les vilains d’un côté, la cour de l’autre, cour accompagnée par les soldats, les tensions sont présentes et tangibles mais le tout est mis en valeur par la musique depuis le début du film avec un thème qui revient de manière récurrente. Comment avez-vous travaillé sur la bande-son ?
C’est Stefano Bollani qui a fait la musique du film, cela a été une découverte merveilleuse de travailler avec lui. Il a imaginé le film et il a interprété musicalement d’une façon très personnelle et précise. Il a élaboré le thème principal seulement en lisant le scénario et cela nous a amené à être plus précis dans l’entreprise et à mieux connaître les personnages. Stefano Bollani a fait un travail très important et très précieux pour ce film.
En effet, la musique est un protagoniste à part entière. A propos des protagonistes, aviez-vous déjà choisi les acteurs alors que vous écriviez le scénario ou les avez-vous choisis ensuite ?
Non, j’ai cherché les acteurs après avoir terminé l’écriture du scénario et petit à petit, ils et elles sont apparu.es dans notre esprit. Nous les avons contacté.es et invité.es à faire le film et la réaction des comédien.nes a été immédiate. Ce langage particulier médiévale était un défi déjà sur le papier.
A propos de la langue si particulière qui est un mélange d’italien médiéval et qui est encore plus particulier dans la bouche du frère qui parle avec des mots en latin. J’imagine qu’il y a beaucoup de répétitions ?
La langue de Frate Capuccio est un peu en latin de macaronis, c’est un latin détruit. Alessandro Gassman à accepter de relever ce défi il a été très attentif à la langue. Cela a été difficile de la rendre naturelle, fluide, agréable à écouter. Il l’a pris comme un jeu.
En plus du langage si savoureux qu’utilise le frère, on peut mentionner qu’il a des appétits très terrestres et qu’il arrive à faire croire à la comtesse Bernarda que le péché de chair n’en n’est pas un : c’est un plaisir pour le public de voir ces scènes mais je suppose que c’était un plaisir pour les comédiens de les jouer ?
Nous nous sommes beaucoup amusés à écrire ces scènes car leur communication est faite d’allusions au cavalier, aux rêves. Le frère joue avec elle à mêler la réalité avec les rêves. J’ai réussi à la convaincre que nous sommes tous le rêve de quelqu’un. De toute évidence, il a des appétits qu’il ne peut pas révéler de manière directe. Il agit comme un chat rusé.
Chaque personnage a un caractère bien défini qui lui est spécifique. Il y a-t-il eu un travail personnel avec chacun des comédiens où avez-vous travaillé tous ensemble ?
Chacun s’est préparé seul. Le charme de la réalisation est que, durant le tournage, un groupe s’est créé. Les comédiens se sentaient proches les uns des autres, il y avait une communion entre eux. Ils se lançaient des défis les uns aux autres. C’était un jeu d’acteur difficile.
Il y a un protagoniste primordial dans le film dont on n’a pas parlé jusqu’à présent : le château ou plutôt ce lieu délabré. Où se trouve ce lieu ?
Nous avons trouvé ces ruines dans le bas du Lazio ou notre décorateur a reconstruit des parois, des espaces, il y a mis les poules (rires), il a aussi reconstruit les décors dans un autre lieu qui s’appelle Arpino. Il a fait un travail magnifique au point que quand on voit le film, on croit que le château existe vraiment, mais il n’existe pas. En réalité il n’y a que des pierres et des murs. Le costumier a aussi fait un excellent travail en comprenant l’esprit du film qui se situe entre la fable et le réalisme.
Et la photographie ?
C’est l’espagnol Diego Romero qui a fait la photographie. Il a fait un très beau travail que ce soit avec la lumière naturelle que dans les intérieurs. Il y a de nombreuses séquences nocturnes dans le film qu’il a gérées avec un grand réalisme. Il a rendu l’esthétique du film attractivo-réaliste et attractivo-onirique. Il a compris l’esprit du film il a créé une lumière très juste.
Lors de la conférence de presse à Locarno, vous avez dit que la découverte du livre éponyme de Malerba a été le début d’un voyage personnel…
C’est comme si j’avais vu dans ce livre un monde dans lequel j’ai senti le désir d’y aller. Comme si j’avais lu un livre de voyages et que je m’étais dit : Il existe un tel lieu. Je me suis dit que ce serait beau d’y aller mais c’était peut-être trop éloigné. Je ne pourrai jamais arriver jusqu’à ce lieu. Mais les producteurs du film – Marta Donzelli et Gregorio Paonessa – m’ont invité à commencer ce voyage. Grâce à eux et à tous ceux qu’on fait le film j’ai pu faire ce voyage dans cette fable.
Quand un cinéaste adapte un livre sur le grand écran, il y a toujours une dimension personnelle dans le film. Dans Il Pataffio, quelle est la dimension personnelle que que vous avez mise ?
Je ressens les personnages de ce film très proche de moi parce qu’ils sont maladroits, pathétiques, désespérés, désireux d’avoir quelque chose qui ne peuvent pas posséder. Je les aime beaucoup. C’est l’aspect le plus personnel et intime de ce conte.
Ils ont des soucis très contemporains : ils ont faim mais ils veulent aussi le pouvoir, la soif de posséder ?
Ce sont des personnages qui ont des désirs très basiques : ils ont soif, ils ont faim, ils ont envie de sexe, ils veulent posséder les choses et les personnes, surtout le Marconte Berlocchio qui est un concentré de bas instincts. Tous ces éléments me font penser qu’ils ressemblent beaucoup aux être humains contemporains et partagent les mêmes instincts.
Comme pour la Divine comédie qui a fêté ses sept-cents ans, il y a une contemporanéité dans Il Pataffio : la dimension contemporaine de cette œuvre a été inspirante ?
Il faut parler aussi du monde contemporain sinon cela ne parle pas aux gens. Ce Moyen Age peut nous paraître lointain et tout le travail que j’ai fait c’était de le rendre actuel.
Le Marconte Berlocchio pourrait être un homme politique italien ou d’un autre pays ?
Je crois que oui. Je crois que son parcours, les instincts qui le meuvent et sa parabole humaine ressemblent aux hommes politiques du monde d’aujourd’hui.
Quelques mots sur l’actrice qui joue Bernarda : elle travaille dans l’univers musical ?
Viviana Cangiano est une merveilleuse actrice et une merveilleuse chanteuse. Dans le film, elle est extraordinaire. C’est le personnage le plus candide et le plus romantique du film. Elle a des sentiments supérieurs, elle parle d’amour pur. Elle est amoureuse du chevalier Tristan. C’est le seul personnage qui a des idéaux. C’est le seul qui réussit à voir le monde de manière abstraite. C’est évident qu’il n’y a pas d’espace pour elle dans le monde où elle se trouve. Elle connaît une fin tragique car ce monde masculin de rapport de force et de pouvoir l’écrase.
Les autre personnages n’ont pas la capacité d’exprimer ce qu’il ressentent, leurs émotions ?
Oui, ce point-là me semble intéressant. L’introspection psychologique des personnages est très rudimentaire, très basique car la langue qu’ils ont et les instruments qu’ils ont pour exprimer sont très archaïques. Cette langue ne contient pas tous les mots de la contemporanéité. Même pour dire quelque chose de simple, la langue s’entortille, se complique.
Vous avez réalisé trois saisons de la série Summertime pour Netflix. Quelles sont les différences de travail entre les séries et un film destiné au cinéma ?
Les différences sont nombreuses. Tout d’abord parce que les séries pour les plateformes et les films sont vus de manières différentes et appréciés de manières différentes. Les différences sont vraiment nombreuses et surtout du point de vue temporel quant au travail, du point de vue de la finalité, du point de vue de la logistique, du point de vue de la logique du produit. Ce sont deux choses fondamentalement différentes mais toutes les deux me plaisent. Quel que soit le film que tu fasses, quelle que soit l’expérience que tu fasses, tu découvres quelque chose de toi que tu ne soupçonnais pas. Ce sont tous des expériences qui te font grandir et qui s’enrichissent.
Pour écouter l’entretien en italien:
Firouz E. Pillet, Locarno
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