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Locarno 2024 – Cineasti del Presente: Holy Electricity (Tsminda Elektroenergia) de Tato Kotetishvili, le récit des marges raconté avec douceur. Rencontre

[Mise à jour 17 août 2024: le film a remporté le Pardo d’or de la 77e édition du Festival du film de Locarno dans la section Cinéastes du Présent]

La structure du premier long métrage du cinéaste géorgien Tato Kotetishvili oscille entre une trame fictionnelle subtile, une exploration anthropologique et l’intention de fixer sur pellicule un monde en voie de disparition.

Tout commence par la disparition du père de Gonga (Nika Gongadze), un jeune homme de 17 ans qui se retrouve sans famille proche. Le film s’ouvre sur des funérailles traditionnelles, lors desquelles Bart (Nikolo Ghviniashvili), le cousin de Gonga, plus âgé, promet devant le cercueil de s’occuper de lui comme s’il était son propre enfant.

— Nika Gongadze et Nikolo Ghviniashvili – Holy Electricity (Tsminda Elektroenergia)
Image courtoisie Festival de Locarno

Au fil des pérégrinations des deux acolytes, le cinéaste offre une collection de tableaux vivants de cette périphérie de Tbilissi, peuplée de personnes marginalisées, exclues ou issues de minorités. Il pose un regard tendre sur ces populations, bien qu’une impression d’auto-exotisation puisse parfois en émerger. Les rues et le marché, avec leurs personnages à la fois banals et excentriques, ainsi que leurs chiens errants, constituent des sources de rencontres inépuisables. Leur activité de colporteurs permet également d’entrer dans les intérieurs de ces personnes et jeter un œil sur leurs vies.
Un jour, ils découvrent un véritable trésor : des caisses rouillées remplies de croix chrétiennes. Bart a alors l’idée de les customiser pour en faire des croix en néon qu’ils pourront vendre de porte à porte. C’est ainsi qu’ils passent la nuit dans leur voiture, réveillés au petit matin par une vendeuse de café qui va entrer dans la vie de Gonga.

La caméra du réalisateur, qu’il tient lui-même puisqu’il travaille également comme directeur de la photographie pour d’autres productions, absorbe de manière très organique toute la matière qui défile devant elle lorsqu’il est témoin de la vie quotidienne. Il prend également plaisir à décentrer ses protagonistes, les maintenant en partie hors champ pour mieux attirer notre attention sur leurs actions (comme manger leur petit-déjeuner sur le capot de la voiture, avec au centre de l’image le café, le pain, le fromage, les concombres et les tomates, manipulés par leurs mains) ou pour susciter notre curiosité, comme avec la vendeuse de café qui, dans les deux premières scènes où elle apparaît, n’est pas visible. Son rôle devient très artistique lorsqu’il s’agit de mettre en scène les deux cousins dans des situations somme toute assez banales, en particulier lorsqu’ils fouillent la décharge à la recherche de petits butins arrachés aux déchets.

Sur cette fine crête narrative, qui allie avec bonheur autodérision et absurde, se dessinent les germes d’une réflexion plus profonde sur l’état de la société décrite, mais aussi sur l’existence et l’individu dans une société normée. Ainsi, à travers de petites touches d’événements et de discussions, apparaissent les différentes formes de culture qui se côtoient sans se connaître — la vendeuse de café fait partie de la communauté rom —, la pauvreté qui attire les requins mafieux, la question du genre et de la transidentité, la difficulté pour la jeunesse de trouver son chemin, la confusion des sentiments à cet âge tendre, et le grand dénuement dans lequel vivent les personnes âgées. Cela se fait sans grand éclat, sans drames, de manière douce, avec des personnes qui ne se plaignent pas mais qui essaient de vivre au mieux au jour le jour.

Rencontre :

Je n’aime pas faire des comparaisons, et celle-ci en est une sans en être une : j’avais vu et beaucoup apprécié le film What Do We See When We Look at the Sky? (Sous le ciel de Koutaïssi d’Alexandre Koberidze; 2021), qui était également une ode à la ville, mais à l’ancienne capitale de la Géorgie. Ici, vous choisissez de filmer un quartier périphérique de la capitale Tblissi, avec des personnes souvent exclues, marginalisées, ou issues de minorités. Est-ce aussi cette idée de montrer ces lieux à travers les yeux de l’amour ?

De manière générale, lorsque je visite un endroit, j’aime me rendre en périphérie, car c’est là que l’on voit la vie sans artifices. C’est aussi là que l’on rencontre les véritables habitant·es : comme il n’y a pas de touristes dans ces lieux, il est plus facile de créer un lien profond avec elles et eux. Vous pouvez également suivre plus aisément le rythme de vie des gens, qui est plus calme que dans les centres urbains. C’était la même chose à Tbilissi. J’ai pris la décision de prendre le bus et de me rendre aux abords de la ville. J’apprécie aussi cet aspect éclectique des banlieues, où les choses sont chaotiques, et où l’on peut en capturer l’essence et les détails.

Le lieu est en quelque sorte le troisième personnage du film…

Oui, tout à fait. Avec ces deux personnages qui essaient de vendre leur croix, cela me permet de montrer les gens et les lieux où ils vivent. Je tenais à documenter cela, car je suis convaincu que ce monde disparaîtra bientôt. C’était important pour moi de capturer et de présenter cette facette de Tbilissi.

Il y a aussi la décharge, qui est à la fois un terrain de jeu pour la chasse au trésor, un lieu de recyclage, mais également un espace de pollution. Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir cet endroit ?

J’ai été inspiré par un ami de mon père qui exerce ce métier : vous pouvez lui commander quelque chose, et il sait exactement où chercher pour vous le trouver. C’est un univers très intéressant, car j’apprécie les lieux riches en détails. J’ai toujours été fasciné par les dépôts de ferraille.

Il y a un aspect anthropologique dans ce film, teinté de réalisme magique. C’est fascinant de voir comment, à travers de petites vignettes, des visites chez les gens, et au marché, on parvient à saisir une vision d’ensemble. Comment avez-vous réussi à combiner cette approche avec le fil fictionnel qui structure l’ensemble du film ?

Je suis très réceptif à ce que le moment présent m’offre dans ma démarche cinématographique. Bien sûr, il est possible d’écrire un scénario et de tenter de le suivre à la lettre, mais ce que j’apprécie, c’est écrire tout en restant ouvert aux événements, aux imprévus, et aux prolongements d’une idée dans le concret, quand la caméra tourne. Je ne m’oppose pas à ces aléas, au contraire, je les intègre. J’aime filmer abondamment, collecter un maximum d’images et d’impressions. Nous étions très ouverts à ce qui pouvait arriver. Par exemple, lorsque Gonga s’est cassé le bras en plein tournage, normalement, on aurait interrompu le projet jusqu’à ce qu’il guérisse. Mais j’ai choisi d’utiliser cet incident, et je crois que cela s’intègre parfaitement au déroulement du film. Ce qui nous aide également à intégrer ce genre d’éléments, c’est que nous tournons chronologiquement.

Comment en êtes-vous arrivé à cette idée autour des croix ?

La Géorgie est un pays profondément religieux, qui vénère les églises, mais surtout les croix et les crucifix. Même notre drapeau arbore une croix. Il y a une quinzaine d’années, des croix en néon ont commencé à apparaître un peu partout dans le pays. Il m’a donc semblé naturel que les deux personnages aient eu l’idée de faire de l’argent avec cela. Je ne parviens pas à imaginer la Géorgie sans ce contexte religieux.

— Tato Kotetishvili
Image courtoisie Festival de Locarno

La manière dont vous ajoutez progressivement des couches de signification au récit est très subtile, comme la rencontre de Gonga avec la jeune femme Rom, ou la conversation dans la voiture sur le genre et sa définition, qui prépare les scènes suivantes sur l’identité de genre. Vous le faites sans insistance, offrant ainsi une vision d’ensemble à travers des fragments…

Tous les personnages sont des personnes réelles (d’ailleurs, les deux protagonistes portent leurs véritables surnoms), c’est pourquoi j’inclus ces éléments sans être trop appuyé. Il est également important que ces éléments ne soient pas au premier plan de l’histoire, mais en arrière-plan. C’est comme dans la vie réelle : une personne n’a pas de problèmes uniquement à cause d’un seul facteur, mais celui-ci fait partie d’un ensemble. Quant à la jeune femme Rom, elle raconte à Gonga sa véritable histoire, ce qui confère au film une dimension documentaire.

Elle a un nom ?

Angelina, mais je crois que dans le film, on n’entend pas son prénom, n’est-ce pas ?

Oui, c’est bien ce qu’il me semble… Mais a-t-elle réellement disparu, ou est-ce seulement pour le film ?

Elle a effectivement disparu à un moment, mais pas pendant le tournage. Nous avons organisé une projection pour l’équipe du film, mais nous n’avons pas réussi à la retrouver. Cependant, je ne désespère pas de la revoir un jour.

Vous dites que vous filmez énormément, ce qui implique un travail de montage considérable…

Oui, tout à fait. Je collabore avec un excellent monteur, Nodar Nozadze, que je considère comme le co-auteur du film. J’aime travailler comme un artiste, à l’image d’un peintre qui retravaille son œuvre couche après couche. J’apprécie autant filmer que monter, revenir en arrière, modifier des éléments, même si, bien sûr, il arrive un moment où il faut s’arrêter (rires).

Il y a aussi le cadrage : vous n’hésitez pas à mettre au centre des éléments, comme le petit déjeuner sur le capot de la voiture, avec les protagonistes presque hors champ, ou encore lorsque, pendant plusieurs scènes, la jeune femme n’est pas visible et n’apparaît à l’écran que lorsqu’elle établit un lien avec Gonga…

En réalité, certains choix se font lors du montage. Nous avons filmé la scène de manière large, mais j’ai constaté que cela expliquait trop de choses. J’ai donc opté pour un plan plus resserré. Cela rend également l’apparition d’Angelina plus intéressante plus tard dans le film ; on se rappelle de sa voix, du moment où elle préparait le café et qu’elle interagissait avec les cousins.
Pour la scène du petit-déjeuner en revanche, cela correspond au storyboard que je fais à partir du scénario, ce sont des choix artistiques effectués en amont.

Pouvez-vous nous parler du choix des protagonistes principaux ?

J’ai rencontré Bart lors d’un documentaire sur la communauté LGBTQI+ en Géorgie. Il y avait des dialogues dans ce film, mais il ne les aimait pas et les a tout simplement ignorés. J’ai tout de suite apprécié son caractère. Le monteur du film avait vu Gonga dans un documentaire où il étudiait la clarinette au Conservatoire pendant la journée, tandis que, la nuit, il faisait partie de la scène punk-rock. Ce contraste était très intéressant. J’ai réalisé des tests avec les deux et il s’est avéré qu’ils allaient très bien ensemble.

Il y a une réelle chimie qui se dégage entre les deux…

Oui, absolument. Dès le début, ils se sont apprivoisés et ont manifesté un intérêt pour l’univers de l’autre. Concernant Angelina, nous étions déjà bien avancés dans le tournage, et je cherchais assidûment quelqu’un, mais je n’arrivais pas à trouver une jeune femme de la communauté rom. J’étais prêt à me rendre à Tbilissi pour chercher une actrice, mais un jour, une jeune femme a demandé quelque chose à un de mes amis. Sa voix a attiré mon attention, et j’ai su que ce serait elle.

De Tato Kotetishvili; avec Nikolo Ghviniashvili, Nika Gongadze; Géorgie, Pays-Bas; 2024; 95 minutes.

Malik Berkati, Locarno

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Malik Berkati

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