Locarno 2024 – Concorso internazionale : Salve Maria ou le lait noir de la maternité
Un des sujets les plus tabous, même dans les sociétés dites occidentales, demeure celui de la dépression postnatale et de l’incompréhension générale face à une mère qui ne crée pas immédiatement de lien avec son nouveau-né. Ces dernières années, plusieurs films ont abordé ce thème sous diverses perspectives : la fuite, comme dans Les Paradis de Diane (2023) de Carmen Jaquier et Jan Gassmann, ou l’infanticide, comme dans Saint Omer d’Alice Diop (Grand Prix du jury de la Mostra de Venise 2022), pour n’en citer que deux. La réalisatrice espagnole Mar Col explore ici une direction qui croise parfois les chemins de ces deux films, mais s’oriente plus résolument vers le cinéma de genre, mêlant thriller psychologique, naturalisme, ainsi qu’incursions dans la fantasmagorie et le symbolisme.
Maria, une jeune écrivaine prometteuse, vient d’accoucher d’un petit Éric. En congé maternité, elle participe à des séances de groupe postnatales mais se sent déphasée par rapport aux autres mères. Elle est très préoccupée par le fait que son enfant vomit après chaque tétée. Elle exprime ses angoisses à Nico, son compagnon, à l’infirmière du groupe, ainsi qu’à la pédiatre, mais toutes et tous lui assurent qu’il est normal que certains bébés aient des reflux. Cette angoisse, qu’elle projette sur son enfant qu’elle pense incapable de supporter son lait, apparaît rapidement comme le symptôme de son propre rejet, non pas de l’enfant lui-même, mais de sa « fonction » de mère. Car il s’agit bien de cela : l’injonction de la société et de son compagnon à ce qu’elle remplisse son rôle de mère, qu’elle fonctionne en tant que tel — et si possible, naturellement, comme toutes les autres mères depuis des siècles, du moins depuis que l’idée d’instinct maternel a été conceptualisée. Maria s’enfonce de plus en plus dans l’isolement mental, essayant de jongler entre les attentes qui pèsent sur elle et son élan vital personnel qu’elle tente de réfréner. Jusqu’au jour où, aux nouvelles télévisées, une terrible information lui parvient : une Française, Alice, a noyé ses jumeaux de 10 mois dans la baignoire. L’atrocité de cet acte hante Maria, ravivant symboliquement la plaie de sa césarienne. Elle devient obsédée par les raisons qui ont poussé Alice à commettre l’irréparable. Dès lors, le spectre de l’infanticide plane sur Maria, ouvrant, par procuration, la perspective de l’impensable.
Mar Col et sa co-scénariste Valentina Viso se sont inspirées du roman Las madres no de Katixa Agirre (Pas les mères, Éditions Globe, 2021) pour écrire Salve Maria, en reprenant les éléments de thriller psychologique qui se dessinent dans le dernier tiers du film. Avec finesse, les deux scénaristes racontent une histoire aux confins de la psyché et de la sociologie, en maintenant un équilibre subtil qui évite de tomber dans la caricature. Le personnage de Nico, le compagnon de Maria, est à cet égard traité avec assez d’ambivalence pour que l’on puisse s’y identifier suffisamment (en tant qu’être humain imprégné de normes sociales) pour ne pas le juger. Il incarne à la fois un nouveau type de père, attentif aux besoins de son enfant, tout en repoussant son congé paternité pour terminer un article important en tant que chercheur. Il est à la fois prévenant et à l’écoute de Maria, mais ne peut s’empêcher de lui expliquer ce qui est normal ou non, ce qu’elle devrait ou ne devrait pas faire. Il souhaite partager les décisions au sein du couple, mais, par un réflexe atavique, agit finalement comme le chef de famille. Il n’est pas malveillant, et Maria n’a pas grand-chose à lui reprocher, si ce n’est qu’il tarde à réparer une fenêtre – celle par laquelle le corbeau, annonciateur de malheurs réels ou fantasmés, fera irruption – et qu’il ne prend pas ce congé paternité.
C’est là tout le cœur du récit : ce qui arrive à Maria se déroule en elle, entre elle et elle-même. Elle n’est pas isolée ; de nombreuses personnes autour d’elle lui veulent du bien, ainsi qu’à son enfant. Mais vouloir le bien des autres ne suffit pas. Il s’agit de savoir les écouter, et surtout, de les entendre. « Personne ne m’écoute », finit-elle par dire.
Maria ne parvient pas à exprimer directement ce qui la ronge, son filtre social restant, tant bien que mal, en place. Toutefois, elle tente d’exprimer son mal-être de manière indirecte. Son angoisse face aux vomissements incessants de son fils en est le symptôme. Tout le monde minimise son inquiétude, particulièrement Nico, qui cherche constamment à rationaliser et à normaliser une situation qu’il considère comme passagère. Pour lui, l’arrivée de cet enfant représente une étape naturelle de la vie — il souhaite acheter un appartement plus grand et déménager au plus vite — alors que pour Maria, cet événement marque le début d’un trou noir dans lequel elle se réduit à peau de chagrin et se sent disparaître.
L’infanticide qui fait la Une des journaux devient l’élément déclencheur qui réveille son esprit et son corps : et si cette Alice devenait le réceptacle de ses propres démons ? Si l’acte funeste d’Alice, condamnée par la société, déshumanisée, considérée comme un monstre par les médias, comme une folle par Nico, pouvait exprimer ce que Maria est incapable de formuler ?
La mise en scène de ce récit est époustouflante, en grande partie grâce à l’interprétation magistrale, tout en intériorité, de Laura Weissmahr. Nous sommes à la fois avec elle, emporté·es dans sa fuite en avant, pris·es dans le siphon d’angoisse qui la happe, sans toutefois saisir pleinement ce qui se passe dans son esprit et son corps. Le tour de force de Mar Col et de Laura Weissmahr réside dans leur capacité à projeter à l’écran un sentiment difficilement partageable : bien que nous ne comprenions pas entièrement ce qui traverse Maria — à moins de l’avoir déjà vécu à un certain degré —, nous parvenons à l’appréhender. La réalisatrice réussit brillamment à brouiller les frontières entre réalité et fantasmagorie, maintenant ainsi une tension palpable qui monte crescendo jusqu’à la résolution du récit.
De Mar Col ; avec Laura Weissmahr, Oriol Pla ; Espagne ; 2024 ; 112 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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