Locarno 2025 – Concorso : Solamamma de Janicke Askevold – Entre le désir de maternité et le hasard génétique. Rencontre
Le cinéma norvégien semble – du moins à l’international – s’inscrire dans une dynamique de récits centrés sur les relations interpersonnelles et familiales. On pense notamment à la trilogie Oslo Stories de Dag Johan Haugerud, dont la partie Dreams a remporté l’Ours d’or de la Berlinale 2025, ou encore à Julie (en 12 chapitres), qui valut à Renate Reinsve le Prix d’interprétation féminine à Cannes en 2021, et à Sentimental Value de Joachim Trier, Grand Prix du festival de Cannes en 2025. Janicke Askevold s’inscrit dans cette même veine avec Solamamma qui, comme son titre l’indique, traite de la parentalité solo. Énoncé ainsi, le sujet pourrait paraître trivial, mais la cinéaste l’aborde sous l’angle de la biologie, de la psychologisation et du capitalisme inhérent à l’insémination artificielle.
Image courtoisie Bacon Pictures
Edith (Lisa Loven Kongsli), journaliste dans une grande rédaction, a décidé, il y a quatre ans, de recourir aux services d’une clinique privée et à un donneur de sperme. À l’approche de l’anniversaire de son fils Sigurd, des interrogations surgissent sur l’hérédité de certains comportements de son enfant : telle tendance de caractère provient-elle de son père anonyme ou d’elle-même ? Jusqu’où des traits de personnalité sont-ils génétiquement déterminés ? Plus elle observe son fils, plus les questions affluent, entraînant recherches et doutes renouvelés. Jusqu’au jour où une amie, qui a eu un enfant avec le même donneur, lui révèle son nom. Là où son amie choisit de s’arrêter, Edith, elle, franchit le Rubicon de la curiosité. Sous le prétexte de réaliser un reportage sur Niels (Herbert Nordrum) et son entreprise dans la tech, elle le contacte et entreprend une sorte d’« enquête de personnalité ». Une démarche qui, inévitablement, bouleverse tou·tes les protagonistes.
La réalisatrice soulève des questions intéressantes, non seulement directement, mais également en creux : ses observations et recherches sur la part d’hérédité dans le comportement de son fils ne sont que le symptôme de sa plus grande crainte qui – ne pas être suffisante pour son fils. Ce qui soulève une autre question : cette psychologisation de la parentalité n’est-elle pas un luxe – à l’instar de l’insémination artificielle dans une structure privée – dont les parents, solo ou non, des classes sociales plus populaires n’ont pas le temps de se préoccuper. À cet égard, Janicke Askevold s’inscrit dans la filiation de Dag Johan Haugerud et Joachim Trier qui parle de la classe moyenne norvégienne de souche, voire classe moyenne supérieure, à une classe moyenne internationale.
La réalisatrice soulève des enjeux intéressants, non seulement de manière explicite mais aussi en creux : les recherches d’Edith sur la part d’hérédité dans le comportement de son fils ne sont que le symptôme d’une crainte plus profonde – celle de ne pas être suffisante pour son enfant. Ce qui conduit à une autre interrogation : cette psychologisation de la parentalité ne constitue-t-elle pas un luxe – à l’instar du recours à l’insémination artificielle dans des structures privées – dont les parents, solo ou non, issu·es de milieux populaires n’ont pas le loisir de se soucier ? À cet égard, Janicke Askevold se situe dans la continuité de Dag Johan Haugerud et Joachim Trier, qui traitent d’une classe moyenne norvégienne de souche, voire d’une classe moyenne supérieure, et parlent à une classe moyenne européenne.
Nonobstant, les questions éthiques liées à la marchandisation du don de sperme demeurent vertigineuses. Outre le risque de multiplication de demi-frères et demi-sœurs ignorant·es de leur lien biologique – ce qui pourrait, dans la génération suivante, engendrer des problèmes de consanguinité –, s’ajoute l’idée de catalogue et de sélection. Dans les structures publiques, les critères restent relativement limités – taille, couleur des cheveux et des yeux. Mais dans les cliniques privées, c’est une véritable caverne d’Ali Baba : les donneurs sont choisis selon des critères physiques, psychologiques ou moraux ; les futur·es parents, en fonction du prix payé, peuvent cocher un certain nombre de cases et accéder à une quantité d’informations : profil psychologique du donneur, enregistrements audio de ses entretiens avec un·e psychologue, photos d’enfance…
Solamamma est né de conversations réelles de la cinéaste avec des femmes devenues mères seules, souvent grâce à la procréation médicalement assistée. Lorsqu’une amie lui a confié avoir retrouvé le père biologique de son fils et entamé une relation avec lui sans lui révéler la vérité, Askevold a perçu là le point de départ d’une histoire à explorer. Elle a dès lors construit un récit nourri de longues recherches, afin de restituer au plus près la réalité mentale d’une telle situation du point de vue maternel : ses inquiétudes, ses insécurités, son désir de bien faire et de pouvoir tout assumer. C’est peut-être là aussi la limite du film : la dimension sociale plus large reste en arrière-plan, alors que les enjeux induits par l’existence de ces cliniques privées – inégalités sociales, dérives marchandes, pressions normatives – mériteraient tout autant d’être questionnés.
Rencontre :
Ce qui est frappant dans votre film, c’est la différence de discussions entre ami·es autour des enfants conçus par donneur. Alors qu’habituellement on parle des enfants eux-mêmes – leurs activités, leur croissance, etc. –, là les conversations tournent systématiquement autour de leur conception, du donneur, cette « pièce manquante ». Est-ce une dynamique que vous observez chez les mères solos que vous connaissez ?
Tout à fait. En Norvège, depuis la légalisation il y a cinq ans de l’insémination pour mères célibataires, de plus en plus d’amies franchissent le pas. Quand quelque chose est autorisé, le choix est normalisé. Avant, les Norvégiennes allaient au Danemark. À présent, les cliniques norvégiennes explosent. Cette focalisation sur « la pièce manquante » reste taboue : je n’oserais jamais demander à une amie « Qui est ton donneur ? ». En préparant le film, j’ai interrogé des proches sur ce malaise. Quand on choisit un donneur en clinique privée, on reçoit des informations détaillées – voix, photos, vidéos, même des projections de modèles de l’enfant adulte – ce qui humanise le processus, mais crée une proximité déstabilisante. Ces méthodes jouent un peu avec les émotions de la femme. Certaines regrettent cette profusion de détails.
J’ai moi-même testé l’European Sperm Bank : en scannant ma photo, ils m’ont proposé un donneur « parfait ». Écouter sa voix a créé une illusion de connexion avec lui.
C’est la même chose dans le système public ?
Non, là c’est l’anonymat total : on ne sait rien au-delà de caractéristiques physiques basiques.
Ce contraste est frappant. Le privé donne une impression de consommation…
Oui, on choisit un profil comme sur Tinder ! Il est vrai que les cliniques gagnent énormément d’argent. C’est un business aussi qui joue beaucoup avec les sentiments des femmes qui sont dans une situation très fragile.
Les parents solo que je connais ne se posent pas autant de question qu’Edith. Il y a dans son histoire comme une sur-psychologisation de la biologie aux dépens de la socialisation dans la construction d’une personnalité. Quand des individus font des enfants « naturellement », ils ne se posent pas autant de questions sur les probabilités de TOC ou de comportements du spectre de l’autisme par exemple…
Vous avez raison. Prenez la sélection des donneurs : seulement 10% des hommes sont acceptés après des tests médicaux stricts. On crée ainsi une « élite biologique », loin de la sélection naturelle. Les cliniques vendent une garantie de « qualité supérieure », ce qui est effrayant.
Un enfant « naturel » naît souvent d’un hasard, sans ces 36 000 questions préalables…
Oui, mais pourtant, tous les parents cherchent à comprendre leur enfant – « Quel côté vient de moi ? De l’autre parent ? ». Je pense que quand un enfant atteint 5 ans, il devient une personne à part entière. On découvre un peu cette personne, en fait, qui est son enfant. Et elle tente d’analyser sa personnalité. Sans père, cette curiosité se reporte sur le donneur. Surtout que dans le film, Edith doute d’être une mère suffisante, c’est pourquoi elle analyse chaque trait de son fils.
Image courtoisie Bacon Pictures
Sur le plan sociétal, la consanguinité potentielle peut inquiéter, non ?
En Norvège, la loi limite un donneur à six familles, dans des villes différentes. Mais certains contournent cela via des dons privés sur Facebook ou des dons dans plusieurs cliniques. Le documentaire L’Homme aux 1000 enfants sur Netflix montre les dérives. Les mères solos en parlent ouvertement à leurs enfants, il y a d’ailleurs une obligation de le faire, même si probablement tout le monde ne suit pas cette directive. Et les enfants devront faire des tests ADN avant une relation sérieuse avec une autre personne également issue d’une PMA.
Concernant le donneur, Niels, on ne sait pas vraiment pourquoi il fait ces dons. Il explique vouloir faire le bien mais semble lui-même être dans une étape existentielle de sa vie. Avez-vous rencontré des donneurs pour créer ce personnage ?
J’ai étudié des profils de banques de sperme : certains veulent se « répandre dans le monde » (rires), qui ont comme un besoin animal à se reproduire, ceux qui n’ont pas d’enfants et veulent« laisser une trace », d’autres qui ont vu des amies galérer pour avoir un enfant et décident d’aider en faisant un don. Niels est présenté comme un « produit parfait » dans son profil clinique, mais en réalité, il est fragile et vit un « plan B ». Tous les personnages portent cette mélancolie des rêves de jeunesse non réalisés, pour Edith aussi, cette parentalité solo était un plan B.
Vous instillez du comique de situation dans cette histoire qui traite d’un sujet grave, pourquoi ?
Je voulais de la légèreté pour montrer qu’Edith est humaine, ce n’est pas une héroïne. Elle a une très grande curiosité et commet des erreurs, par insécurité – notamment liée à son propre père qui l’a abandonnée. Elle craint que son fils hérite de ce traumatisme. Comme elle a grandit avec une mère seule, elle se dit, moi je vais faire mieux. Donc elle parle beaucoup avec son fils de la situation, elle veut la normaliser. Et je pense que normaliser très tôt les familles différentes, comme dans la scène de la maternelle, est crucial.
Est-ce qu’une femme seule issue de la classe sociale populaire peut également accéder à une PMA ?
En Norvège, la PMA est gratuite dans le système publique, mais exige des conditions économiques préalables, comme un logement adéquat, un emploi qui permette de subvenir aux besoins de l’enfant seule, etc. Les cliniques privées, elles, sont un business lucratif qui joue sur la vulnérabilité.
On peut parler d’une inégalité de classe ? Personne n’empêche un couple issu d’un milieu populaire d’avoir un enfant de manière naturelle, mais une femme seule qui veut accéder à un donner doit prouver sa stabilité…
C’est pour protéger l’enfant, mais oui, il y a une inégalité…
Que se passe-t-il si l’enfant cherche son père biologique ?
À 15 ans, il peut connaître son identité en Norvège, mais le donneur n’est pas obligé de répondre. La plupart des enfants n’attendent pas une relation paternelle – ils ont été désirés, il n’y a pas eu abandon. La différence avec Edith est là : elle a vécu un abandon réel. Mais peut-être qu’il y a ce besoin juste de savoir qui c’est, et de le voir une fois, pour assouvir une simple curiosité.
De Janicke Askevold; avec Lisa Loven Kongsli, Herbert Nordrum, Trude-Sofie Olavsrud Anthonsen, Rolf Kristian Larsen, Stine Fevik, Celine Engebrigtsen; Norvège, Lettonie, Lituanie, Danemark, Finlande; 2025; 99 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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