Notre-Dame du Nil, les prémices de la tragédie rwandaise
La séquence d’ouverture, de nuit, démolie une jeune fille à la silhouette sensuelle qui se baigne dans le lac Kivu, tandis que sa grand-mère – incarnée par la voix off de Florida Uwera, lui conte « son » pays des Mille Collines, ses origines et relate comment les colonisateurs belges y divisé le pays par le truchement de frontières imaginaires entre les Tutsis et les Hutus :
« Venez, je vous emmène là où vivaient les cœurs candides ! »
Rwanda, 1973. Dans le prestigieux institut catholique Notre-Dame du Nil, perché sur une colline, des jeunes filles rwandaises étudient pour devenir l’élite féminine du pays, « de bonnes chrétiennes et de bonnes citoyennes ». En passe d’obtenir leur diplôme, elles partagent le même dortoir, des lits alignés dotés des moustiquaires.
Ces élèves de la bonne société rwandaise, filles de ministres ou de chefs d’état-major, partagent les mêmes rêves, les mêmes problématiques d’adolescentes. Mais aux quatre coins du pays comme au sein de l’école grondent des antagonismes profonds, qui changeront à jamais le destin de ces jeunes filles et de tout le pays. Au sein de cette respectable institution, certains élèves parlent de leurs comparses Tutsi en les traitant de cafards.
Sur le site de la Librairie Payot, on en apprend un peu plus sur la trame du livre adapté à l’écran : au Rwanda, un lycée de jeunes filles perché sur la crête Congo-Nil, à 2 500 mètres d’altitude, près des sources du grand fleuve égyptien. Les familles espèrent que dans ce havre religieusement baptisé Notre-Dame du Nil, isolé, d’accès difficile, loin des tentations de la capitale, Kigali, leurs filles parviendront vierges au mariage négocié pour elles dans l’intérêt du lignage, sous-entendu de la préservation de la race pure.
Les transgressions menacent au cœur de cette puissante et belle nature où par ailleurs un rigoureux quota ethnique limite à 10 % le nombre des élèves Tutsi. Sur le même sommet montagneux, dans une plantation à demi abandonnée, un “vieux Blanc”, peintre et anthropologue excentrique, assure que les Tutsi descendent des pharaons noirs de Méroé.
Avec passion, il peint à fresques les lycéennes dont les traits rappellent ceux de la déesse Isis et d’insoumises reines de Candace sculptées sur les stèles, au bord du Nil, il y a trois millénaires. Non sans risques pour la jeune vie de l’héroïne, et pour bien d’autres filles, prélude exemplaire au génocide rwandais, le huis clos où doivent vivre ces lycéennes bientôt encerclées par les nervis du pouvoir hutu, les amitiés, les désirs et les haines, les luttes politiques, les complots, les incitations aux meurtres raciaux, les persécutions sournoises puis ouvertes, les rêves et les désillusions, les espoirs de survie, fonctionne comme un microcosme existentiel fascinant de vérité, décrit d’une écriture directe et sans faille.
Scholastique Mukasonga, rescapée du massacre des Tutsi, nous donne ici son premier roman, où des jeunes filles à mains nues tentent d’échapper à l’Histoire monstrueuse qui a décimé sa propre famille. (sources : Payot). Finaliste en 2015 du Dublin Library Award et du Los Angeles Times Book Prize, elle est récompensée en 2015 par le Prix de la Société des gens de lettres pour la nouvelle Ce que murmurent les collines.
Après la très belle adaptation de son roman Syngue sabour (Pierre de patience) l’écrivain et cinéaste originaire d’Afghanistan, Atiq Rahimi scrute de manière obsessionnelle les relations intrinsèques entre entre la violence et le sacré. La caméra du cinéaste égraine les scènes liées à l’internat où les jeunes filles portent l’uniforme – une jupe beige et une blouse à la blancheur immaculée le jour et une chemise de nuit blanche la nuit -, les premières menstruations et les serviettes hygiéniques en tissu à laver au savon de Marseille, le confessionnal, les cours de biologie durant lesquels Monsieur Decker affirme que les êtres humains et les grands singes ont un ancêtre commun, la descente en procession pour se rendre à l’église, la prière au réfectoire suivie de l’annonce des tâches mensuelles à exulter. Alors que la Soeur intendante, aux côtés de mère supérieure, annonce les tâches – planter au potager, dépoussiérer et ranger le local des archives, aller à la source nettoyer la statue- et donnent la listes des élèves concernées: Modesta, Virginia (Santa Amanda Mugabezaki), Goreti, Godolive (Solange Ngabonziza), Gloriosa, Frieda, Veronica (Clariella Bizimana), Dorothée, Immaculée (Malaika Uwamahoro), Louise, Rose, Odile, Jeanne, Natacha, Gisèle. Les religieuses imposent une discipline stricte entre rigueur et respect des injonctions religieuses mais les jeunes filles se livrent à des batailles d’oreillers une fois la nuit tombée et admirée les croquis que fait un artiste français vivant à côté de l’institution, Monsieur de Fontenaille (Pascal Grégory).
Filles issus des casses privilégiées et de l’élite, elles s’amusent à s’habituer au foie gras et au caviar ramenés par des proches du gouvernement, des denrées qui feront place aux bandes et aux haricots.
D’ailleurs, le sacré occidental est très présent au détriment du sacré originel. On inculque aux jeunes filles rwandaises un savoir-vivre occidental. Quand la jeune Frieda s’évanouit en classe et que l’on apprend qu’elle est enceinte, la mère supérieure (Carole Trevoux) et le curé veulent sauver les apparences puisqu’ils sont garants de la virginité des jeunes filles destinées à des mariages prestigieux. Deux lycéennes curieuses, Modesta et Veronica, découvriront que Frieda a succombé à un avortement clandestin et non à une fausse-couche comme l’affirme la direction de l’école.
S’ensuit une belle chorégraphie, en hommage à la défunte, chorégraphie menée par une première jeune fille, suivie par ses compasses d’études, datant sur le toit de l’école sous la plue battant, agitant leur chemise de nuit tels des voiles, un spectacle digne d’une chorégraphie de danse contemporaine qui flirte avec le rituel.
Il est aussi question de sorcellerie pour aider Veronica à se libérer du fantôme de la Reine Nyiramavugo (Khadja Nin) puis apparaissent les mensonges accusant un habitant Tutsi du village. Acclamées comme les salvatrices de l’institution lors de la messe, ayant « affronté une cinquantaine de brigands », Modesta (Belinda Rubango Simbi) et Gloriosa (Albina Sydney Kirenga) sont mises à l’honneur dans le journal Imvaho que lit le curé en lieu et place de prêche.
Au fil de l’histoire, les rivalités au profit des Hutus se profilent : la statue de la Vierge, Notre Dame du Nil, est saccagée et la fille du ministre qui a lancé des calomnies contre un villageois Tutsi annonce fièrement que son père va offrir à école une statue d’une Vierge au vrai visage de l’ethnie dominante, les Hutus. Gloriosa, la fille du ministre, impose progressivement sa loi et interdit l’accès au réfectoire aux Tutsi pendant le repas Hutu. Pourtant Modesta lui répète inlassablement qu’elle ne voit pas la différence.
Lors de l’intronisation de la « véritable » Notre Dame du Nil, Gloriosa déclare que « le véritable ennemi du Rwanda vient de l’intérieur. »
Puisant son inspiration dans le livre de Scholastique Mukasonga dans lequel l’auteure relate son enfance et son adolescence, Atiq Rahimi divise le film en chapitres – L’innocence, le sacrilège, le sacrifice – tente de décrire les prémices du génocide rwandais mais ne convainc guère.
C’est Monsieur Fontenaille, cet artiste, passionné d’anthropologie, qui apprendra que « les Tutsis sont les descendants d’une grande et ancienne lignée et étaient considérés comme des nobles, issus de l’Empire des Pharaons noirs, différents des autres, les Hutus. Vos ancêtres ont été chassés de partout ! Par les Chrétiens, par les Musulmans et vos ancêtres se sont exilés ici, à la source du Nil.» Monsieur de Fontenaille veut que ses élèves Tutsi, brimées et mal considérées, retrouvent leur dignité. Il s’est fixé pour mission de sauver la légende des Tutsis et leur révèle un secret : il a retrouvé la sépulture de la Reine Nyiramavugo et lui a érigé une tombe en pierres noires.
Virginia vole du sucre à la cantine pour le revendre avec sa mère afin que ses petites soeurs, vivant dans les montagnes, pour avoir à manger mais elle est dénoncée par Gloriosa qui copiait sur elle durant l’épreuve de mathématiques. La haine naissante entre Tutsi et Hutu est palpable dans les plus intimes touches de la société rwandaise.
Les prémices d’un génocide qu’Atiq Rahimi échoue à pleinement à restituer dans ce film à l’image soignée, parfaite est dénuée d’aspérités, contrairement aux rivalités sociétales qui se creusent et divisent des plus en plus.
On s’étonne que ce romancier et cinéaste qui a adapté avec tant de justesse cinématographique ses propres romans au cinéma n’ait pas su le rendre aussi bien à la biographie romancée de Scholastique Mukasonga.
Pour ceux qui ignoreraient encore les prémices des conflits entre Hutu et Tutsi qui déboucheront vingt ans plus tard a sur l’effroyable génocide, cette adaptation cinématographique de Notre Dame du Nil peut être didactique mais demeure mal interprété, en particulier par les comédiens adultes … Et l’interprétation des jeunes actrices, certes meilleures, ne suffisent pas à compenser celles des adultes.
Certaines parties du récit, contées, permettent de faire revivre certaines légendes. Ainsi, le film se termine entre deux amies dont l’une a sauvé l’autre du massacre commis par les jeunes gens armés invités par le ministre. Les jeunes filles parlent de leurs projets en s’enfonçant dans la forêt :
Au catéchisme, on racontait que le Rwanda est devenu le pays du sang, que Dieu voyage toute la journée et entre au Rwanda la nuit. Pendant son absence, l’Horreur a pris sa place.
Notre-Dame du Nil a connu sa première mondiale au Festival du Film de Toronto 2019 et a été présenté dans divers festivals dont la Berlinale 2020, Pessac, Fribourg, Marrakech, Festival Vues d’Afrique à Montréal, entre autres.
Le génerique de fin rappelle :
En 1973, sous prétexte de dépassement de quotas, l’assassinat des Tutsi a eu lieu dans les écoles, les universités, les administrations et l’Eglise.
Cette persécution de l’intelligentsia rwandaise annonçait le génocide des Tutsi qui allait causer plus d’un million de morts vingt ans plus tard.
Firouz E. Pillet
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