Prix du Jury à Cannes 2022 et en lice pour l’Oscar du meilleur film international 2023, EO de Jerzy Skolimowski sort sur les écrans romands
Le piètre état du monde dans lequel on se trouve n’est pas une breaking news ! Cependant, pour une question d’œillères civilisationnelles, dans le centre du système-monde, dont fait partie l’Europe, on semble penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, qu’il suffit de quelques ajustements pour qu’il tourne à nouveau rond. Jerzy Skolimowski (Ręce do góry [Haut les mains] 1967, Deep Hand 1970, Essential Killing 2010), vétéran du Nouveau cinéma polonais des années 60, 84 ans, va de manière chirurgicale, concise et sans fioritures démontrer le contraire, par le procédé bressonien (Au hasard Balthazar, 1966) du recours à l’animal – un âne qui, passant de maîtresses en maîtres, dévoile quelques traits de caractères de l’espèce et de la condition humaine. La décadence du monde est le fruit de la corruption morale et éthique de l’âme humaine, il suffit de suivre EO dans son voyage cauchemardesque de la Pologne à l’Italie pour s’en convaincre.
Le périple de cet âne gris aux yeux mélancoliques part d’une action qui se veut bonne : il fait partie du numéro de cirque de Kasandra (Sandra Drzymalska) qui le considère comme un compagnon, l’étouffant presque de son affection. Les interdictions d’utiliser les animaux dans les spectacles se multiplient et touche le cirque. EO, au grand désespoir de Kasandra, est emmené dans une ferme où il doit travailler. Déstabilisé par cette séparation forcée ainsi que son nouveau travail, l’âne va se sauver. Parti sur les routes d’Europe, il va rencontrer des gens qui vont l’aider, d’autres qui ne lui veulent pas que du bien, mais surtout, il va être témoin de la cruauté interpersonnelle comme inter-espèce qui régit le quotidien. Les yeux d’EO sont le miroir qui est tendu au spectateur et à la spectatrice ; au rythme de sa respiration qui scande la nature de ses émotions, ils vont nous accompagner jusqu’à la dernière scène, moment où notre liberté de regard nous sera rendue pour considérer par nous-mêmes la dimension de l’absurde de nos modes de vie, et l’appréhender, à l’aune de nos propres perceptions.
Le film se compose en forme de tableaux-étapes sur le chemin des pérégrinations de l’âne. Sa marche est arrêtée par des événements causés par des humains dont il se pose en témoin, du cirque à une ferme, d’une aire d’autoroute à un bar, d’un centre équestre à un terrain de foot. De manière disruptive, et peu convaincante, un de ses arrêts se trouve dans un manoir italien décati, avec une séquence étrange, entre un jeune ecclésiastique et sa mère (Isabelle Huppert) hystérique, dans une relation incestueuse. Dans cet épisode, EO est à l’extérieur du palais, broutant tranquillement l’herbe alentour. Il n’est donc pas témoin de cette scène de ménage particulière dont on ne comprend pas très bien comment elle s’inscrit dans l’ensemble. L’intention de cette incise reste donc un peu mystérieuse – on se demande si le cinéaste rêvait de filmer Isabelle Huppert et lui a construit une scène ad hoc, s’il veut parler des rapports familiaux toxiques ou s’il voulait lui offrir un festin de bonne herbe à son âne.
EO est innocent, il ne juge pas, il avance sur son chemin, vit le moment présent même si ses traumatismes ou ses joies passées lui reviennent furtivement par flashs. Jerzy Skolimowski ne fait pas d’anthropomorphisme, son tour de force est d’amener le public à projeter ses propres émotions dans les yeux d’EO. En cela, le travail sur le design sonore, les couleurs et saillies chromatiques, le format carré, les ruptures de cadrage, avec quelques plans subjectifs à la vision déformée qui nous rendent parfois âne, démontre que le travail de mise en scène, trop souvent négligé dans un certain cinéma qui privilégie le bavardage, sert aussi d’arc narratif.
Sans être activiste de la cause animale, on ne peut qu’être secoué par le film, singulièrement sa fin. Le point de départ de ce périple pose aussi une question fondamentale : il est certes bien connu que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais ne devrait-on pas se poser la question des postures opportunistes ? EO servait assurément d’animal de cirque, il n’était pas bien traité par certains employés, mais était adoré et choyé par Kasandra. Une fois EO libéré, celles et ceux qui ont obtenu que le cirque n’emploie plus d’animaux se sont-ils et elles soucié∙es de ce qu’il advenait de lui ?
Plus que la cause animale, EO est aussi l’expression ultime et elliptique de la misanthropie de Jerzy Skolimowski.
De Jerzy Skolimowski; avec les 6 ânes et ânesses qui jouent EO: Hola, Tako, Marietta, Ettore, Rocco et Mela, Sandra Drzymalska, Isabelle Huppert, Lorenzo Zurzolo, Mateusz Kosciukiewicz, Tomasz Organek; Pologne, Italie; 86 minutes.
Malik Berkati
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