Rencontre avec Mohamed Kordofani, réalisateur de Goodbye Julia, un film qui explore par l’intime les tensions du Soudan
En janvier 2011, la population sud-soudanaise a voté massivement, à hauteur de 99 %, en faveur de la sécession du nord du pays. Cette décision historique a entraîné la division officielle de l’ancien plus grand pays d’Afrique en deux États distincts, faisant du Soudan du Sud le pays le plus jeune du monde. Mohamed Kordofani a choisi de situer son premier long-métrage de fiction dans les années tumultueuses précédant cette séparation, entre 2005 et 2011, à Khartoum. C’est là que le chemin de Mona (Eiman Yousif), femme au foyer aisée, qui réside dans un lotissement confortable avec son mari Akram (Nazar Gomaa), va croiser celui de Julia (Siran Riak), chrétienne, qui vit dans un quartier populaire avec son fils de cinq ans et son époux.
Tout débute par une sorte de péché originel. Le mari de Julia est tué, la laissant avec son fils sans ressources et sans justice, puisque toutes ses démarches auprès des autorités n’aboutissent à rien. Le ton est posé : les clivages religieux, les rapports de classe et la corruption qui régissent les vies, selon que vous faites partie des dominants ou des dominés. C’est dans ce cadre que Mohamed Kordofani fait évoluer ses héroïnes qui, malgré ce qui les oppose, se retrouvent sur le flanc de l’émancipation face à des hommes qui tiennent le pouvoir. Mona vit dans une cage dorée : son mari Akram, despotique et conservateur, la contrôle, mais surtout, l’empêche de faire ce qui la rend heureuse – chanter en public. Mona quant à elle n’a pas le choix : sans son mari, elle est la proie de tous les arbitraires et dangers. Elle accepte donc la proposition de Mona de venir travailler chez elle en tant que domestique. Elle s’installe chez le couple sans enfants avec son fils Daniel, auquel Mona va offrir une éducation et Akram, après un temps d’apprivoisement, des moments de loisirs. Au fil du temps, une amitié se tisse entre elles, mais un lourd secret plane sur leur relation.
La force du film, outre ses qualités artistiques qui se déploient dans la mise en scène avec un découpage au cordeau, des profondeurs de champ qui donnent un côté pictural à certains cadres, une palette chromatique qui enrichit le récit, se trouve dans l’écriture des personnages qui ont tous leurs ambiguïtés ou, dans le cas d’Akram, raciste, tyrannique et violent, qui semble parfois être enfermé dans le rôle que les structures de la société lui ont imposé.
Rencontre avec le cinéaste soudanais dans le cadre du Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains (FIFDH) 2024 en mars dernier.
Le format d’image du film est en 4:3, est-ce pour rester au plus près des personnages ?
Je voulais que le film soit accessible à une large audience, notamment au public soudanais, ce qui a rendu la décision de ce format difficile. Je ne voulais pas que ce public, habitué au cinéma égyptien, à celui de Bollywood et de Hollywood, se sente déconcerté par un format trop inhabituel. En effet, ce ratio ne leur est pas familier. Mais je pense que c’était la meilleure décision pour la qualité du film. Le format 4:3 crée une sensation de claustrophobie qui traverse l’écran, particulièrement avec Mona et Julia dans cette maison. Cela permet également de composer des cadres très intéressants, souvent avec deux ou trois personnages sur des plans différents.
Vous mettez une grande attention aux cadres qui parfois ressemblent à des peintures, aux mouvements de caméra dans la séquence, et à la lumière. Pouvez-vous nous parler de vos choix artistiques ?
Je dois ici citer Pierre de Villiers, le directeur de la photographie, avec qui j’ai eu une magnifique collaboration. Je voulais réaliser un film avec un certain classicisme, car la production cinématographique soudanaise est quasi inexistante, et je voulais que ce film soit une belle représentation du Soudan et de son cinéma. Mais il fallait trouver un équilibre entre l’artistique et le récit, pour que cela reste accessible à un large public. Pour moi, il est aussi important que les sujets de la séparation entre le Soudan du Sud et le Soudan du Nord, ainsi que le racisme, soient abordés et vus par le public.
Concernant les couleurs, je souhaitais que la lumière et les teintes dominantes du Soudan soient reproduites, ces tons de terre si caractéristiques. La lumière reflète également l’histoire de ces quatre personnages, qui semblent se mouvoir dans une prison. Et souvent, quand on imagine la lumière d’une prison, c’est celle qui arrive de l’extérieur par une fissure ou le bris d’une fenêtre. Je voulais que l’on ressente la chaleur venant de l’extérieur dans cet univers sombre et à l’apparence stérile.
Vous parlez de classicisme. Il y a un élément classique dans le narratif de votre film : il part d’un accident et d’un événement individuel pour montrer les rouages de biais systémiques d’une société…
Oui, vous avez raison. La structure du scénario fait partie du classicisme que je voulais porter avec le film. Dès la première ébauche, je voulais montrer les problèmes généraux à travers une perspective intime. Dans la première version du scénario, tout se passait dans la maison, sans jamais aller à l’extérieur. Lorsque le producteur Amjad Abu Alala est entré dans le projet, il m’a dit : « Le public international ne connaît pas le Soudan, laissons-lui l’occasion de voir un peu la vie urbaine soudanaise. » Sans enlever le côté claustrophobique que je voulais donner au film, j’ai réécrit l’histoire pour inclure des scènes extérieures. Je suis très heureux de cette tournure, car aujourd’hui, le film est le dernier portrait du Soudan avant la guerre (4e guerre civile au Soudan qui a débuté le 15 avril 2023 ; N.D.A.). Quand je regarde le film, je ressens tellement de mélancolie en revoyant ces bâtiments, ces églises, ces quartiers où j’ai grandi et qui ne seront probablement plus jamais les mêmes.
Quand avez-vous tourné ?
Nous avons fini le tournage juste trois mois avant l’éclatement de la guerre, en décembre 2022.
Vous abordez de nombreux sujets : il y a le racisme religieux, mais aussi les différences de classe sociale, l’accès à l’éducation, la corruption, les problèmes de genre…
Vous avez l’impression qu’il y en a trop ?
Non, cela fait un petit peu un catalogue, mais si c’est la réalité… Et vous avez réussi à les aborder de manière non caricaturale, comme par exemple le personnage de Akram, qui est le méchant, mais pas complètement. Comment avez-vous dessiné ce personnage ?
C’est intéressant. Vous voyez le personnage d’Akram comme le méchant, mais il y a de nombreux∙ses spectateur∙trices qui pensent que la méchante, c’est Mona. J’ai intentionnellement voulu que ces personnages polarisent, non pas pour le simple plaisir de polariser, mais pour donner la possibilité à celles et ceux qui ont une certaine perspective de regarder de l’autre côté également. Je l’ai fait, car moi aussi, au cours de ma vie, j’ai changé de perspective. Il y a 20 ans, j’étais un peu comme Akram, qui est un caractère typique au Soudan – je le vois chez mes voisins, mon père, mes frères, mes oncles. J’étais un produit de cette société. Et cette société n’est pas malveillante ou mauvaise, elle est juste fondée sur des traditions et une culture et oui, parfois le racisme fait partie de cela. J’ai beaucoup changé. J’ai travaillé pendant 15 ans comme ingénieur aéronautique et un jour, j’ai décidé de devenir un artiste. Cela n’a pas été simple, car dans l’aviation, tout est structuré, presque militarisé. Comment voulez-vous être créatif en réparant un avion ? Votre façon de penser est trop structurée. Les changements, qui incluent le fait d’être plus progressif, doivent prendre en compte ces aspects de rigidité qu’il faut assouplir. C’est pourquoi j’aborde tous ces sujets : Quand on aborde une injustice sociale, il est essentiel de tenir compte des autres formes d’injustice qui y sont liées. On observe donc effectivement un contraste entre le conservatisme et le progressisme, entre le collectif et l’individuel, ainsi que des questions de genre. Pour moi, il était crucial d’explorer tous ces sujets afin de favoriser une meilleure compréhension, car je crois fermement que le premier pas vers la réconciliation réside dans la compréhension mutuelle. C’est un dialogue que je souhaite instaurer.
L’image de fin, avec l’enfant, Daniel, en uniforme et armé, est désespérante. Aviez-vous le pressentiment qu’il y allait avoir une nouvelle guerre ?
Oui, j’avais le sentiment que le cercle vicieux allait se refermer sur nous. Toutes les prémisses sont là, comme on peut le voir dans le film. Mais elle est survenue plus tôt que ce que j’aurais pensé.
Les actrices sont exceptionnelles. Quel a été le processus de casting ?
Les deux actrices principales n’avaient jamais tourné dans un film auparavant. J’ai organisé des auditions, mais je ne trouvais pas ce que je cherchais. En fait, je les ai toutes deux trouvées à travers les réseaux sociaux. Eiman Yousif, qui joue Mona, est une chanteuse ; j’ai vu l’une de ses vidéos sur Facebook et en la regardant, j’ai immédiatement su qu’elle incarnait exactement le personnage de Mona tel que je l’avais imaginé. Je l’ai contactée et elle a été très intéressée par le projet, d’autant plus qu’elle avait déjà de l’expérience dans le théâtre et qu’elle aimait jouer.
Siran Riak, qui incarne Julia, a été élue Miss Soudan du Sud en 2014 et depuis, elle est mannequin. Lorsque je l’ai contactée et que nous nous sommes rencontrés, elle correspondait également parfaitement à l’image que j’avais de Julia : elle avait cette prestance dans son langage corporel, cette dignité. De plus, elle possédait un atout supplémentaire, celui de parler le dialecte de Khartoum, ce qui n’est pas facile à trouver car la séparation du pays a entraîné le départ des habitants, et peu de personnes de sa tranche d’âge maîtrisent bien cette langue. Au début, quand je l’ai contactée sur Instagram, elle a refusé, ne sachant pas quel genre de film cela allait donner. Pour la convaincre, je lui ai proposé de regarder You Will Die at 20, un film réalisé en 2019 par Amjad Abu Alala, le co-producteur de Goodbye Julia, et cela a effectivement éveillé son intérêt.
Le Soudan apparaît dans les nouvelles lors d’événements très violents, les famines, mais en même temps reste un angle mort dans l’effort que mettent les médias dans la compréhension de cette région. Pensez-vous que le cinéma peut aider à pallier un peu cet effet d’angle mort ?
Mon intention n’est pas de donner une leçon aux gens sur la réalité du Soudan, mais plutôt de faire prendre conscience au public que les habitants de ces régions, qu’ils ne connaissent pas, sont des êtres humains comme les autres, avec leurs vies, leurs espoirs, leurs désillusions, et qu’il existe une culture comme partout et pas seulement la guerre. Je pense que oui, le cinéma est un médium puissant pour cela. Si vous regardez maintenant les nouvelles et qu’on vous parle du Soudan, vous aurez les images de Julia et Mona qui vous reviendront à l’esprit, de la vie dans la ville. Ce type de films permet de connecter les gens en les invitant à porter un regard sur les autres. C’est ce que me procure par exemple le cinéma iranien, qui me permet de percevoir différemment ce pays et ses habitants par rapport à ce que je croyais connaître d’eux.
Vous indiquez à la fin de votre film : « En souvenir de mon père, le Capitaine Mustafa Kordofani ». Pourquoi ?
J’ai deux magnifiques filles. Avant de mourir, mon père voulait que j’aie également un garçon pour que le nom de la famille se perpétue. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’il se fasse de souci, que j’allais faire un film, et que son nom y figurerait, lui permettant ainsi de demeurer dans ce monde pour longtemps. C’est le sens de cette dédicace.
De Mohamed Kordofani; avec Siran Riak, Eiman Yousif, Ger Duany, Nazar Gomaa; Soudan ; 2023 ; 120 minutes.
Lire aussi la critique de Firouz E. Pillet publié lors du festival de Cannes 2023
Le film sort sur les écrans romands ce mercredi 29 mai.
Malik Berkati
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