Soy Nevenka (L’Affaire Nevenka), d’Icíar Bollaín, relate la première affaire de harcèlement qui a fait jurisprudence en Espagne
S’inspirant d’une histoire vraie, L’Affaire Nevenka a été présenté en compétition officielle au Festival de San Sebastián en 2024, et également à Lyon la même année, au Festival Lumière, dans le cadre d’une rétrospective consacrée à la cinéaste espagnole, invitée d’honneur.
À la fin des années nonante, Nevenka Fernández, est élue à vingt-cinq ans conseillère municipale auprès du maire de Ponferrada, le charismatique et populaire Ismael Alvarez. C’est le début d’une descente aux enfers pour Nevenka, manipulée et harcelée pendant des mois par le maire. Pour s’en sortir, elle décide de dénoncer ses agissements et lui intente un procès.
Sa plainte a marqué un avant et un après dans la lutte contre le machisme et un droit de cuissage institutionnel, puisqu’il s’agissait de la première condamnation judiciaire d’un homme politique en Espagne. Les souffrances de Nevenka, loin de s’arrêter une fois la plainte déposée, se sont aggravées lorsqu’elle a subi une deuxième vague de harcèlement, cette fois de la part des médias et d’une grande partie de la population qui adulait le politicien très paternaliste. Les médias comme les habitants de Ponferrada se sont concentrés sur son comportement avant le début des agressions et ont constamment remis en question son témoignage, l’accusant de vouloir rechercher la gloire et une promotion rapide dans sa carrière politique en la punissant par un ostracisme qui l’obligea à aller à Londres pendant une période où elle ne parvenait pas à trouver du travail en Espagne. La fin du film fait allusion à cette période sans entrer dans les détails et laisse le public quelque peu sur sa faim. L’histoire d’une femme battue par un environnement patriarcal et un système hostile, y compris ses parents qui redoutent le qu’en-dira-t-on, offrait une incroyable matière narrative à la cinéaste.
Icíar Bollaín et sa coscénariste Isa Campo ont effectué des recherches méticuleuses pour élaborer le scénario. Elles se sont beaucoup documentées pour écrire le film. D’abord, elles ont rencontré à plusieurs reprises Nevenka, mais aussi ses amis, son psychologue de l’époque, son avocat et son compagnon, qui est devenu plus tard son mari. Dans un souci de réalisme extrême et d’authenticité, les deux femmes sont allées à Ponferrada où se sont déroulés les événements, afin d’interroger des fonctionnaires qui avaient travaillé avec elle, mais aussi des journalistes de l’époque. Enfin, elles ont eu accès à tous les documents du procès, ce qui a permis de rendre fidèlement compte des différentes plaidoiries, et de les retranscrire avec exactitude.
Après un long processus d’écriture qui a duré deux ans, le film voit le jour sous le titre espagnol Soy Nevenka, qui fait directement référence au processus de la victime pour retrouver son identité, à mesure que le procès avance. Comme le retrace le film, après son agression, elle confie à son psychologue : « Je ne me reconnais pas ». Pour accroître son emprise et, à l’instar d’un reptile, tétaniser sa proie, au début du film, le maire Ismael Alvarez la surnomme « Quenka » pour la diminuer, la réduire au statut d’une enfant.
La scène d’ouverture durant laquelle on voit un carton noir avec seulement les crépitements d’un feu d’artifice et la respiration saccadée de l’héroïne donne le ton du film. L’Affaire Nevenka a valeur sociologique puisque c’est aussi la première fois dans le pays qu’une femme gagne le procès dans une affaire de harcèlement. Âgée de trente ans au moment des faits, la réalisatrice en a gardé un souvenir marquant, et a décidé de transposer cette histoire sur grand écran. L’Affaire Nevenka met également en lumière le manque d’empathie de la population de l’époque à l’égard de Nevenka Fernandez, puisque le maire accusé était apprécié par la population. Le public réalise le changement de mentalités qui s’est opéré en deux décennies. Contrairement à l’ère post #MeToo où les victimes sont largement soutenues par l’opinion publique, ce n’était pas le cas dans les années nonante, et particulièrement durant cette affaire où l’on voit même l’avocat général demander à la victime de se justifier.
Avec rigueur et sobriété, Icíar Bollaín reconstitue la souffrance de Nevenka Fernández sans pour autant proposer une perspective ou une ébauche de point de vue. Pour camper le maire Ismael Alvarez, la cinéaste a choisi Urko Olazabal, qui avait déjà tourné pour elle dans son précédent long-métrage, Les Repentis (2021) et qui réussit ici à jouer de manière glaçante tous les rouages de l’emprise.
Après avoir sombré dans la dépression et en s’isolant complètement, Nevenka sera sauvée par deux amies qui s’inquiètent de son silence. Soutenue par son compagnon, Nevenka trouvera aussi un soutien inattendu de la part de son opposante politique, outrée de constater les abus commis en toute impunité par le maire et qui lui trouvera un avocat redoutable. Au fil des scènes, le public suit la reconstruction de la jeune femme qui affirme son nom haut et fort, ce qui lui permet de reprendre confiance.
Si le film colle à la réalité, la cinéaste a cependant privilégié la fiction au documentaire afin de pouvoir « vivre l’histoire avec Nevenka, de ressentir sa terreur et son angoisse, à mesure qu’elle s’enfonce dans l’abus et qu’elle s’en libère », selon ses termes. Porter sur grand écran l’histoire de Nevenka représentait un réel défi pour la réalisatrice puisque Nevenka Fernandez est toujours vivante ; la réalisatrice a donc dû être au plus près des faits, tout en inventant certains épisodes de sa vie afin de coller à la narration.
La cinéaste a beaucoup travaillé sur la photographie du film en choisissant une palette de couleurs qui colle à l’époque. Le bleu accompagne ainsi Nevenka tandis que des ocres et gris ont été choisis pour le reste du film qui a une dimension chorale. Les rôles principaux sont souvent entourés par de nombreux rôles secondaires dont les parents, les membres du conseil, l’avocat, les amis, le compagnon.
L’atout majeur du film réside en son actrice principale : Nevenka est incarnée de manière magistrale par Mireia Oriol qui apparaît à la fois fragile et capable de défier son agresseur.
Connue pour son engagement, Icíar Bollaín s’est naturellement emparée de la vie de Nevenka Fernandez. En effet, la cinéaste est très investie dans la défense du droit des femmes, y compris dans le cinéma. Sa filmographie est d’ailleurs imprégnée de la question du sexisme ou de l’emprise. Elle a également fondé la CIMA en Espagne, l’Association des femmes du cinéma, de l’audiovisuel et des médias, afin de les encadrer contre toutes dérives et discriminations.
Soy Nevenka pose des questions dérangeantes et remet en question les prés carrés entretenus pas une société conformiste. Soutenue par la force des performances, l’approche pragmatique adoptée par Bollaín fait de Soy Nevenka un document essentiel, nécessaire et puissant sur le harcèlement sexuel, la violence de genre et l’impunité politique.
Firouz E. Pillet
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