Tchaikovsky’s Wife (La femme de Tchaikovski), de Kirill Serebrennikov, brosse le portrait poignant et saisissant d’une jeune femme captive de son admiration et de son amour pour le célèbre compositeur russe
Présenté en compétition au Festival de Cannes 2022, Tchaikovsky’s Wife était très attendu car Kirill Serebrennikov est un habitué de la Croisette où le cinéaste russe a déjà présenté Leto (2018), Le disciple (2016), La fièvre de Petrov (2021).
Le dernier long métrage de Kirill Serebrennikov plonge le public au cœur de la Russie du XIXème siècle suivant la vie de l’aristocrate Antonina Miliukova (Aliona Dmitrievna Mikhaïlova) qui aurait pu obtenir tout ce qu’elle désirait vu son rang social et sa fortune. Mais cette jeune femme aisée, brillante, aussi belle qu’intelligente, nourrit l’obsession d’épouser le célèbre compositeur Piotr Ilitch Tchaïkovsky (Odin Biron). Étonnamment, le compositeur accepte la liaison, principalement pour contrer les rumeurs qui vont bon train sur son homosexualité. Cependant, l’artiste blâme bientôt Antonina, la dénigrant et la rejetant violemment pour son propre malheur ; le compositeur est incapable de cacher son mépris pour sa femme. Alors qu’Antonina est prête à tout endurer initialement, nourrissant un romantisme illusoire pour rester auprès de celui qu’elle aime, elle est humiliée, déshonorée et rendue de plus en plus folle.
Voilà des années que Kirill Serebrennikov avait écrit un premier jet de scénario qui est resté longtemps dans un tiroir, attendant de voir le jour. La vie de cette femme lui paraissait d’autant plus intéressante qu’Antonina Miliukova semblait souvent considérée par la postérité comme une idiote, incapable d’apprécier le talent de son mari. Curieux d’en découvrir plus au sujet de cette femme tristement jugée par ses contemporains, Kirill Serebrennikov a souhaité approfondir les aspects méconnus de la vie et surtout de la personnalité de cette femme. L’intérêt de Kirill Serebrennikov pour Tchaïkovski date de fort longtemps et, au fil de ses recherches, le cinéaste a fait le constat sans appel que tout le monde connaît le compositeur mais personne ne sait rien de lui. Il s’est alors plongé dans la lecture d’un ouvrage en deux tomes élaboré par professeur Alexander Poznansky, de l’Université de Yale. Le réalisateur souligne :
« Car, à côté d’un tel soleil, d’un soleil si énorme, il était impossible de ne pas s’y brûler. Les questions étaient donc nombreuses. »
Le réalisateur a tant étudié son sujet qu’il parvient à dresser le portrait déchirant d’un amour autodestructeur avec un flux narratif d’une élégance exceptionnelle, aussi romantique que l’époque qu’il décrit, sans en occulter pour autant ses parts d’ombre.
Si le réalisateur russe reconnaît avoir pris quelques libertés pour son film, il a cependant tenu à filmer au plus près de la vraie histoire, à l’instar de la relation d’Antonina Miliukova avec son avocat, de l’atmosphère régnant dans sa famille, des enfants qu’elle a eus, qu’elle a abandonnés dans un orphelinat et qui y sont morts.
En filigrane du film qui présente une succession de plans de caméra impressionnants, un sujet traverse le film et l’histoire de ce couple tout en demeurant tabou : l’homosexualité qui n’est presque jamais évoquée, mais qui est représentée à de nombreuses reprises dans le film. Cela permet au cinéaste de dénoncer l’hypocrisie sociale d’une certaine classe dirigeante et de dénoncer l’impossible liberté d’être soi-même. Pour rendre cette réalité perceptible au public, le cinéaste a choisi de lui montrer tout ce qui se déroule à travers les yeux d’Antonina Miliukova, ce qui engendre une proximité avec l’épouse de Tchaïkovski et une certaine empathie à son égard.
Au fil des scènes, le cinéaste brosse avec maestria le portrait d’une folie teinté d’abnégation et d’une obsession intenses. À travers cette fresque psychologique, Kirill Serebrennikov souligne, par fines touches, à l’instar d’un peintre, ou par notes délicates comme le ferait un compositeur, comment le rapport entre Antonina Miliukova et son mari change profondément, mais comment le destin de cette femme reste étroitement lié à l’homme qu’elle a épousé par un mariage religieux qui ne peut être dissous sans un acte juridique. Aussi incroyable que cela puisse paraître à notre regard contemporain, Antonina Miliukova se retrouve dans des situations terribles et traumatisantes.
Livrant un travail audacieux et au style pictural, le cinéaste livre un portrait impitoyable et implacable, filmant sa protagoniste au plus près, dans une mise en scène en mouvement, tempétueuse et tourbillonnante, à l’image de la vie d’Antonina Miliukova. Si d’aucuns s’étonneront du choix d’un acteur américain pour interpréter Piotr Ilitch Tchaïkovski, Kirill Serebrennikov a porté son choix sur Odin Biron car il l’estime comme un artiste complet, qui chante très bien et qui n’a pas eu besoin d’être doublé car il parle un russe parfait. En effet, cela fait longtemps qu’Odin Biron habite en Russie où il est une véritable star du petit écran grâce à la série comico-médicale Interns. Odin Biron a aussi joué dans le spectacle que Kirill Serebrennikov a monté au Festival d’Avignon à l’été 2022.
Les mélomanes attendaient peut-être que la musique soit plus présente dans un film consacré à la femme de Tchaïkovski et, par conséquent, au compositeur lui-même. Mais la bande-son du film, œuvre de Daniil Orlov qui signe la musique originale, fait la part belle au piano, alternant pièces classiques, interprétées par le pianiste Daniil Orlov en personne, avec quelques compositions comportant quelques cordes. L’apport de ces instruments à cordes illustre la destinée chaotique et tragique de cette jeune femme, sacrifiée à l’instar d’une héroïne grecque. Le cinéaste a pris le parti de ne jamais relier la musique directement au compositeur – que l’on ne voit ni composer ni jouer – mais toujours, dans une symbiose vertigineuse et effrénée avec la femme du compositeur et son trouble intérieur, fruit de son amour inconditionnel pour une icône de la musique romantique russe qui ne l’aime pas en retour. Le public ne peut rester insensible à Antonina Miliukova, à l’amour sans bornes qu’elle voue à l’homme comme au musicien, affrontant les affres de son parcours difficile où elle doit constamment faire ses preuves face à une société bien-pensante qui a tôt fait de la juger.
Kirill Serebrennikov, qui est aussi metteur en scène de théâtre et d’opéra, n’a pas boudé son plaisir à incorporer la danse et le théâtre dans son film pour rendre compte d’une époque qui, selon le cinéaste, était très théâtrale :
« Les gens se mettaient sur leur trente-et-un pour sortir, enfilant des costumes requis par la société pour jouer les rôles que celle-ci imposait. »
Si le film de Kirill Serebrennikov raconte un pan méconnu de la biographie du compositeur russe, à travers l’histoire de ce mariage, il révèle combien le choix de Tchaïkovski de changer de vie en se mariant pour mettre fin aux rumeurs puis sa décision de se séparer de sa femme a dévasté la jeune femme et l’a finalement rendue folle… Folle d’amour, forée de passion, folle de chagrin, folle de tristesse !
Firouz E. Pillet
© j:mag Tous droits réservés