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Berlinale 2020 – Forum : Tipografic majuscul (Uppercase Print) de Radu Jude nous plonge de manière hypnotique dans la Roumanie putride de Ceausescu

Le dernier film du réalisateur roumain Radu Jude est basé sur la pièce de théâtre Tipografic Majuscul de Gianina Cărbunariu, elle-même inspirée par des événements réels.

— Şerban Lazarovici – Tipografic majuscul (Uppercase Print)
© Silviu Ghetie

Roumanie, 1981. Ceaușescu est à la tête du pays qu’il tient d’une main de fer. Outre sa mainmise totale sur le parti communiste et le système qu’il contrôle grâce aux tentacules de la Securitate (la police politique secrète) qui s’insinuent dans toutes les strates de la société, il entreprend un grand chantier de propagande : celui d’écrire l’histoire officielle à travers la télévision nationale et ses images toutes à sa gloire (ainsi qu’à sa femme Elena) qui dépeignent un pays et ses habitants heureux, confiants dans l’avenir, nationalistes et patriotes, bastion contre le fascisme et l’antisémitisme, conservateurs dans les aspects sociétaux tout en étant à la pointe du progrès du monde moderne. De son côté, Mugur Călinescu (Șerban Lazarovici), un adolescent de 16 ans, écrit une autre histoire sur les murs de son quartier : des messages de protestation contre le régime, écrits à la craie en majuscules. Ses actions, qu’il revendique avoir exécuté seul avec pour unique inspiration son écoute de Radio Free Europe, sont compilées dans un dossier volumineux tenu par la police secrète qui a observé, appréhendé, interrogé le jeune homme avant de briser sa vie.
Ces deux histoires – secrète et publique, personnelle et collective – sont intimement reliées dans un dispositif qui alterne des saynètes de la pièce avec des images d’archives de la télévision nationale  qui permet de mettre en lumière un héros inconnu – représentant, on peut en déduire, les milliers d’inconnus oubliés des livres d’histoire – 30 ans après la chute du régime.

 

Ce dispositif est de prime abord déstabilisant : la scénographie est très statique et graphique, aux couleurs très chaudes, alors que les images d’archives par définition au rendu usé et la plupart en noir et blanc ou aux couleurs passées ne donnent pas l’impression, au début du moins, de faire écho à l’histoire racontée. Tipografic Majuscul fait partie de ces films qui demandent un peu de patience au spectateur, patience bien récompensée après 20-30 minutes : les choses se mettent en place naturellement, le puzzle qui se forme petit à petit donne tout son sens au procédé, une image globale se dessine presque inconsciemment tant le rythme, l’alternance entre récit et archive, la scénographie deviennent hypnotique. On se surprend même à contempler avec une fascination malsaine les enquêteurs qui cherchent, avec des moyens qui confinent à l’absurde mais s’avèrent être d’une méticulosité et efficacité redoutables, à analyser les lettres majuscules et la craie utilisée.
La totale discrépance entre le récit officiel et la réalité d’un État obnubilé et vampirisé par sa sécurité intérieure entraîne le spectateur dans une déconstruction magistrale d’un système pourri de l’intérieur mais qui tient par un rhizome de la terreur qui étouffe toute velléité de ne serait-ce que gratter la surface des choses. Un des points principaux assénés de la propagande et de menticide est celui de la mise en scène de l’enfant socialiste qui fera le bon citoyen socialiste avec des images idylliques au jardin d’enfant, à l’école, au sport et activités culturelles… et même à l’état de bébé déjà instrumentalisé dans une scène sidérante où l’on voit à la chaîne des bébés aux seins dans une maternité !

L’épilogue du film, très pop art dans une forme de cène où l’un des officiers de la Securitate qui avait le dossier de Mugur Călinescu se retrouve avec une sorte d’auréole créée par le projecteur jaune derrière lui, attablé avec ses comparses à une longue table jonchées de nourritures, de sodas, de machines à café, et qui parlent sur des prises de vues des rues actuelles, chargées de toutes part de publicités, de vitrines marchandes, de chantiers de construction, d’un trafic surchargé, reflète parfaitement la réalité dans laquelle a vécu la Roumanie post Chute du Rideau de fer : ceux qui étaient dans le système y sont restés après l’assassinat de Ceausescu et le pays a avancé dans l’espace mondial du consumérisme sans vraiment travailler son histoire. Probablement très loin des aspirations du jeune Mugur Călinescu qui rêvait juste de liberté.

Quelques-uns de ses messages :

Le premier, écrit à la craie bleue en lettres minuscules a été découvert le 29 septembre 1981 sur les murs du comité départemental du Parti communiste roumain dans la ville de Botoșani :

Nous en avons assez d’attendre dans des files d’attente interminables

Les jours suivants, d’autres messages, écrits en majuscule, sont apparus à Botoșani :

NOUS VOULONS À MANGER ET LA LIBERTÉ !

NOUS EN AVONS ASSEZ DE LA MISÈRE !

NOUS VOULONS LA JUSTICE, NOUS VOULONS LA LIBERTÉ

CITOYENS ! NOTRE PAYS SE TROUVE DANS UNE SITUATION ÉCONOMIQUE DIFFICILE

De Radu Jude; avec Bogdan Zamfir, Șerban Lazarovici, Ioana Iacob, Șerban Pavlu; Roumanie; 2020; 128 minutes.

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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