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Théâtre des Amis – Phèdre : Sous son sein la grenade

La mise en scène de Phèdre au Théâtre des Amis de Carouge, à Genève, propose une lecture de ce classique de Jean Racine qui met en lumière les tensions entre les désirs inavouables et la responsabilité des actes. Co-mise en scène par Françoise Courvoisier et José Lillo, cette adaptation met l’accent sur le poids des non-dits, un thème central de l’œuvre, et sur l’influence destructrice du silence lorsqu’il touche à l’interdit.

— Françoise Courvoisier et Juliana Samarine – Phèdre
© Anouk Schneider

Racine interroge, dans Phèdre, notre condition humaine, avec toutes les complexités des émotions que nous peinons à exprimer et des responsabilités que nous choisissons, parfois inconsciemment, de fuir. Ce silence, ce poids des non-dits, hante la scène : un silence qui, lorsqu’il se rompt, amplifie inexorablement la tragédie. Les personnages sont pris dans un maelström émotionnel où la communication se fait par bribes, chaque mot prononcé semblant sceller un destin inéluctable.

Le silence et les amours interdites

Au cœur de la tragédie, Phèdre, incarnée par Françoise Courvoisier, est déchirée par un amour incestueux et inavouable pour son beau-fils, Hippolyte (José Lillo). Elle tente de fuir ce sentiment, mais chaque silence la rapproche de l’aveu fatal qui précipitera la chute des personnages. L’évitement des protagonistes est un leitmotiv de la pièce : Phèdre évite Hippolyte pour ne pas être consumée par son désir, tandis que celui-ci, épris en secret de la princesse Aricie (Sophie Lukasik) — prisonnière de son père, Thésée —, cherche lui aussi à fuir toute confrontation avec Phèdre.

Ici, le silence n’est pas simplement une absence de mots, mais un bouclier dressé contre des vérités à affronter. Ce qui est refoulé ne disparaît pas ; il se transforme en une force destructrice, prête à éclater à la moindre brèche. C’est lorsque ces non-dits sont enfin exprimés que l’irréparable se produit. L’amour interdit de Phèdre, une fois révélé, déclenche une réaction en chaîne de trahisons et de malentendus, et la tragédie se referme sur les personnages avec une fatalité implacable.

La responsabilité esquivée

Un autre thème majeur de cette mise en scène est celui de la responsabilité. Les personnages esquivent constamment leurs devoirs, fuyant ce qu’ils savent être inéluctable. Phèdre, d’abord, refuse de reconnaître pleinement son amour pour Hippolyte, le niant jusqu’à ce que la situation devienne ingérable. De même, Thésée (Nicolas Rossier), roi d’Athènes, parti à la guerre, s’absente, créant un vide moral que chacun tente maladroitement de combler. À son retour des Enfers, il rétablit son autorité de roi et de père, animé d’une colère contre sa femme, dont l’accueil lui semble glacial. Croyant aux mensonges de Phèdre au sujet de son fils, il devient le catalyseur de la tragédie vengeresse, en invoquant Poséidon qui lui doit trois vœux.

Le rôle des personnages secondaires, la nourrice et les confidents, est ici crucial. Œnone, la nourrice de Phèdre, pousse sa maîtresse à avouer son secret, pensant bien faire. Elle incarne la conseillère pragmatique, celle qui tente de ramener Phèdre à la réalité, mais son intervention précipite la catastrophe. De même, Théramène (Claude Vuillemin), le confident d’Hippolyte, s’efforce de raisonner son maître et de l’inciter à sortir de son mutisme vis-à-vis d’Aricie. Cependant, les passions des personnages principaux sont trop intenses, trop incontrôlables, pour que des conseils rationnels puissent les détourner de leur destin tragique.

Un cadre intimiste et une modernité surprenante

Le Théâtre des Amis, avec son cadre intimiste, crée une proximité bienvenue avec les acteur·trices et intensifie les tensions internes des personnages. Le décor minimaliste laisse toute la place aux dialogues, aux silences, et à la lumière qui sculpte les visages et les corps. Le public, plongé dans une sorte de huis clos émotionnel, se trouve témoin impuissant des événements tragiques qui se déroulent sous ses yeux.

La mise en scène se distingue par une touche de modernité. Contrairement à certaines interprétations classiques de Racine, où les vers sont déclamés avec une diction presque théâtrale, ici, les commedien·nes jouent leurs répliques de façon naturelle, presque comme s’ils murmuraient leurs secrets. Cette approche rend la tragédie plus poignante : les silences pèsent davantage, et lorsqu’un personnage éclate enfin dans une tirade passionnée, l’impact est décuplé. Les moments de colère de Thésée, en particulier, résonnent avec une intensité accrue.

— José Lillo et Nicolas Rossier – Phèdre
© Anouk Schneider

Françoise Courvoisier interprète une Phèdre bouleversante. Sa performance est marquée par un mélange subtil de fragilité et de puissance, alternant entre des moments de désespoir profond et des accès de rage. Sa Phèdre est une femme à la dérive, submergée par des passions qu’elle ne peut maîtriser. La comédienne parvient à rendre ce désespoir palpable, incarnant une Phèdre aussi pâle extérieurement que vibrante intérieurement, emplie à la fois d’un désespoir mortifère et d’une rage vitale. Elle donne vie à une héroïne racinienne au bord du gouffre, tiraillée entre son amour coupable et la haine qu’elle nourrit envers elle-même.

Il convient également de souligner la prestation remarquable de Juliana Samarine, qui a remplacé à la dernière minute Dominique Favre-Bulle, initialement prévue pour interpréter Œnone, la nourrice de Phèdre. Tombée malade peu avant la première, Dominique Favre-Bulle a dû céder sa place, et Juliana Samarine n’a eu que deux jours pour se préparer. Malgré ce délai très court, elle livre une performance pleine de nuances et de subtilité. Elle incarne une nourrice pragmatique, mais déchirée par les conséquences de ses actions. Son rôle de soutien et de conseillère, pourtant empreint de bonnes intentions, devient l’un des moteurs de la catastrophe. Son jeu tout en retenue contraste avec les passions exacerbées de Phèdre, renforçant ainsi l’impact tragique de l’intrigue.

Cette version de Phèdre par Françoise Courvoisier et José Lillo rappelle que, malgré la distance temporelle qui nous sépare du XVIIe siècle, les thèmes de la tragédie racinienne demeurent résolument contemporains. Les amours interdites, les non-dits, la responsabilité, les conflits intérieurs qui consument des individus, prisonniers de leurs démons ou de leurs passions : tout cela résonne encore aujourd’hui avec force. Le génie de cette mise en scène réside dans son équilibre entre respect du texte original et modernité de l’interprétation, permettant ainsi au public de ressentir toute la puissance de ce drame humain, profondément ancré dans les faiblesses et les passions des individus, dépouillé du voile commode de la responsabilité divine.

Texte de Jean Racine, texte; mise scène de Françoise Courvoisier et José Lillo; avec Françoise Courvoisier, Juliana Samarine, Linna Ibrahim, José Lillo, Sophie Lukasik, Patricia Mollet-Mercier, Nicolas Rossier et Claude Vuillemin; lumière de Rinaldo Del Boca; son de Nicolas Le Roy, photos d’Anouk Schneider.

Jusqu’au au 20 octobre 2024 (Ma, ve, 20h. Me, je, sa, 19h. Dim, 17h. Relâche lundi.)

https://lesamismusiquetheatre.ch/phedre

Malik Berkati

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