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Tiger Stripes, d’Amanda Nell Eu, livre un fantasme horrifique, fougueux et sauvage, sur le passage à l’âge adulte aux atours surnaturels

Ce premier long métrage de la cinéaste malaisienne, qui a obtenu le Grand Prix de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2023, décrit le voyage d’une jeune fille vers la féminité comme une descente vers la folie et la monstruosité.
Zaffan, douze ans, vit dans une petite communauté rurale en Malaisie. En pleine puberté, elle réalise que son corps se transforme à une vitesse inquiétante. Ses amies se détournent d’elle alors que l’école semble sous l’emprise de forces mystérieuses. Comme un tigre harcelé et délogé de son habitat Zaffan décide de révéler sa vraie nature, sa fureur, sa rage et sa beauté.

Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu
Image courtoisie trigon-film

Le drame de l’enfance est un territoire cinématographique familier qui inspire pour les multiples facettes narratives qu’il offre. C’est en pensant à la manière dont elle a vécu sa puberté qu’Amanda Nell Eu a commencé à réfléchir au scénario de Tiger Stripes. Décrivant le ressenti de nombreux adolescents et adolescentes, la réalisatrice transcrit, par le biais de sa protagoniste, leur malaise, voir leur mal-être. À travers les changements que Zaffan observe sur son corps en mutation et par le prisme des réactions de ses amies d’école, le public cerne que l’adolescente est mal dans ma peau et se met à détester son corps, étant terrifiée par tous ces bouleversements. L’insouciance de l’enfance, que l’on observe au début alors qu’elle s’amuse dans un étang, a disparu.

Alors que Zaffan passe initialement du bon temps avec ses deux amies, Harah et Mariam, ces dernières vont peu à peu se distancer. Les commentaires désagréables, voire agressifs, des écolières qui jugent le corps de Zaffan comme si c’était un sujet de conversation public vont jusqu’à la violenter et la battre tout en filmant la scène. Le récit a beau se dérouler dans un microcosme traditionaliste et rigoureux, les jeunes filles sont toutes connectées et relaient leur quotidien sur les réseaux sociaux. En racontant ces changements corporels chez sa jeune protagoniste, la cinéaste semble faire écho à certaines réflexions que le monde adulte attribue aux adolescent.e.s en les cataloguant facilement de « monstres » ou de « démons ». En décrivant un personnage qui se transforme réellement en monstre, Amanda Nell Eu questionne l’idée même de beauté., de différence, d’altérité et de monstruosité, des notions dont l’interprétation reste très subjective.

Annoncé et vendu comme film d’horreur, Tiger Stripes s’avère être un film qui décrit l’identité corporelle féminine avec une fine compréhension des pièges du sous-genre fantastique pour exprimer la réalité des jeunes filles vivant dans la Malaisie islamiste moderne. Jonglant harmonieusement avec d’autres sous-genres, la scénariste-réalisatrice Amanda Nell Eu entretient un courant sous-jacent noir et comique qui flirte avec le thriller. Les situations deviennent étranges, explorant de grands thèmes à travers le prisme de la culture, du genre et de la religion.

Il faut souligner l’interprétation de la jeune Zafreen Zairizal qui brille dans un rôle complexe et exigeant physiquement. Au début, Zaffan semble très proche de ses amies et partage une grande complicité avec elle. Puis, le personnage évolue et les dissensions, auréolées d’incompréhension, apparaissent. Zafreen Zairizal donne à son personnage une dimension de courage et de détermination incroyable. Elle est taquine, impertinente, se rebelle contre les carcans de son éducation et les injonctions maternelles puis, progressivement, le public perçoit le feu qui brûle en elle, une énergie qui devient peu à peu surnaturelle et incontrôlable. Parmi les comparses de la protagoniste, la cinéaste a repéré diverses jeunes filles sur TikTok et Instagram et une fois l’équipe d’une trentaine d’écolières constituée, la cinéaste a souhaité aborder les thèmes du harcèlement scolaire et de l’ostracisation, de l’image corporelle, de la confiance en soi.

Si la figure du loup-garou peuple les légendes du folklore occidental, pour la métamorphose de Zaffan, Amanda Nell Eu a puisé dans le folklore d’Asie du Sud-Est. C’est une variation sur la figure du « Harimau jadian », un tigre-garou issu du folklore de la région de Nusantara, très populaire en Indonésie et présent aussi en Malaisie. Cette figure de tigre qui se transforme en être humain pour essayer de s’intégrer à notre société, mais dans Tiger Stripes, la réalisatrice adopte la démarche inverse : dans son récit, il s’agit pour la protagoniste de rompre avec la société et ses normes pour vivre une existence libre et sauvage, en se reconnectant aux beautés de la nature environnante pour vivre en symbiose avec elle. Le film fait écho aux vieux films d’horreur malais, particulièrement en ce qui concerne la conception des monstres, des maquillages et des effets spéciaux. Parfois rude et quelque peu brut de coffre, Tiger Stripes propose une interprétation efficace du mythe du loup-garou qui combine le folklore de l’Asie du Sud-Est avec les mêmes thèmes que ceux du classique culte de l’horreur pour adolescents Ginger Snaps (2000) de John Fawcett, qui distille l’idée de lycanthropie ou House (1977) de Nobuhiko Ōbayashi.

Esthétiquement, Amanda Nell Eu retranscrit l’énergie des personnages à travers les couleurs bigarrées des paysages, en particulier de la jungle et de sa végétation luxuriante. Ici, la végétation s’épanouit sans contraintes. Certaines scènes ont aussi une atmosphère éthérée et fantastique pour faire sentir au public qu’il s’agit d’un conte de fées. Si les tenues des écoliers sont toutes identiques, avec de longs voiles qui cachent leurs formes naissantes, les silhouettes débordent de couleurs et se démarquent du décor par leur luminosité.

Le film laisse planer un sentiment d’intemporalité : d’un côté, les adolescentes ont des portables et sont très connectées, mais de l’autre, elles sont obsédées par les autocollants, objet des années quatre-vingts ou nonante ! Cette intemporalité amène l’idée que les contes et les superstitions, comme celle du tigre-homme, sont entretenues et transmises par la tradition orale, en dehors de la communication moderne. On peut imaginer que le récit, parfois aliénant et riche en métaphores, doit beaucoup à Carrie (1976) de Brian DePalma.

Tiger Stripes, visuellement riche, fournit une représentation parfois percutante de la puberté et de l’approche de la société à son égard, mais déçoit quelque peu par ses inflexions d’horreur qui se révèlent peu efficaces aux côtés du drame humain, frisant parfois l’hystérie collective. Malgré ces quelques petits ratés en cours de route, on retiendra qu’il offre une vision vibrante de la puberté : chez Amanda Nell Eu, la ménarche semble une monstrueuse métamorphose en une féminité plus sauvage et plus libre qui ne demande qu’à être libérée des contraintes religieuses, familiales, sociétales. Le résultat est troublant, inconfortable et magnifiquement porté par sa mythologie forte et des performances impeccables que vient enrober le générique exubérant de la séquence d’ouverture que l’on retrouve à la fin. Si l’on supprime la lunette de lecture de l’horreur corporelle et le sous-texte mythologique, cette œuvre rafraîchissante est un récit de l’enfance et de la croissance qui livre un drame social bien plus qu’un film d’horreur.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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