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Mûre-mure du merle enchanteur : sortie sur les écrans romands de  Blackbird Blackbird Blackberry d’Elene Naveriani. Rencontre

Après avoir été remarquée pour son deuxième long métrage lors du festival de Locarno en 2021, Wet Sand (Pardo du meilleur acteur), Elene Naveriani revient sur les écrans avec un film explorant une fois de plus les marges de son pays natal, la Géorgie. Blackbird Blackbird Blackberry, adapté du livre éponyme de l’écrivaine géorgienne Tamta Melashvili, élu meilleur film suisse de fiction aux Prix du cinéma suisse 2024, est un récit poético-naturaliste sur l’émancipation d’une femme de 48 ans qui s’éveille à la sensualité.

— Eka Chavleishvili et Temiko Chinchinadze – Blackbird Blackbird Blackberry
Image courtoisie Frenetic Film

C’est la saison des mûres qu’elle cueille pour confectionner avec amour ses gâteaux et confitures. Lors de sa récolte au bord d’une falaise, son attention est détournée par le chant d’un merle. Surprise, elle perd l’équilibre et manque de chuter dans le ravin. S’accrochant aux aspérités, elle remonte la pente, vivant un épisode de vision avant de retourner clopin-clopant à son magasin. Cet incident, que les spectateur·trices ressentent immédiatement comme l’outil dramatique d’une métaphore qui prendra toute sa signification au fil du récit, sera pour Etero le déclencheur primitif bouleversant le cours de sa vie qu’elle imaginait toute tracée : économiser avec les gains de son petit magasin général de village, attendre une retraite bien méritée et faire ce qu’elle veut, libérée enfin de toute contrainte. Mais le merle, tel le Saint-Esprit, semble avoir envoyé un message à son corps, mur et vierge.

En effet, Etero n’a jamais voulu se marier, privilégiant une vie indépendante qui suscite des commérages dans le village, notamment parmi son groupe de voisines-amies, ses seules compagnes sociales. Pendant longtemps, elle a vécu dans l’ombre de son frère et de son père, dans un espace dépourvu de toute affection où elle comblait le vide laissé par sa mère – décédée peu après sa naissance – en incarnant une sorte de Cosette, rôle qui a perduré jusqu’à la mort des deux hommes de la famille.
Un changement radical survient lorsque, suite à l’incident de la falaise, Murman, l’homme qui lui livre ses marchandises, fait son apparition : « Voilà, 48 ans de virginité prennent fin », déclare-t-elle calmement après avoir subitement jeté son dévolu sur lui. Car, que ce soit avant ou après son initiation à l’expérience charnelle, Etero refuse de renoncer à son indépendance et à son esprit de liberté qu’elle s’est patiemment forgés, et c’est elle qui décide de ce qu’elle fait de sa vie et de sa personne.

Avec ce nouveau film, Elene Naveriani poursuit son exploration de la complexité humaine, mettant en scène des caractères ambivalents, des comportements et des pensées contradictoires, ainsi que des personnages écrasés par le déterminisme de leur environnement, souvent contraints de sauver les apparences à mille lieues des ressorts de leurs vies intérieures. La cinéaste évite le schématisme en introduisant plutôt une dialectique qui s’exprime dans les relations interpersonnelles et dans la relation à soi-même, ainsi que dans le dialogue sociétal entre l’individualité et la collectivité qui conditionne de nombreuses interactions. Cette dialectique se retrouve dans le niveau d’exigence qu’elle génère entre la forme et le fond de son œuvre.

À cet égard, Naveriani tend deux axes qui permettent de capter la densité du récit : les visions et les rêves, qui font référence au passé et à l’avenir mais sont filmés de manière extrêmement intelligente – évitant ainsi les lourdeurs des flashbacks ou des visions symbolisées par un changement de palette chromatique. Elle brouille les pistes avec le présent, introduisant visuellement la démonstration de l’emprise de l’espace-temps sur le cours, volontaire ou non, d’une vie. Le passé peut certes se vivre au présent, mais il peut également être le point de départ d’un mouvement de libération personnel, avec cette très belle idée que la promesse d’avenir dépasse les conventions d’une date de péremption liée à la vie active d’un individu.

Et puis, il y a le corps, à la fois sujet et objet. Sujet de discussion, de commérage, de remarques perfides, d’aliénation ; objet de désir, de souffrance, de vie qui s’engendre puis s’écoule, enveloppe charnelle qu’Etero décide de remplir, sans honte mais cachée, des plaisirs de la sexualité. La cinéaste filme des corps que le cinéma exclut de ses écrans, des corps mûrs, lourds, aux formes généreuses, magnifiés par la directrice de la photographie Agnesh Pakozdi, avec laquelle la cinéaste a tourné tous ses films, de manière sensible et tendre, excluant ainsi toute honte, que ce soit celle d’Etero et de Murman, comme celle des spectateur·trices. À travers ce parti pris artistique, on perçoit tout le discours politique, social et culturel qui sous-tend le récit, ainsi que les intentions artistiques de la réalisatrice, remettant en question les codes hétéronormatifs, patriarcaux et capitalistiques qui régissent la représentation de l’individu dans la société.

Entretien avec la cinéaste.

Les films se déroulant en Géorgie ont souvent pour cadre la capitale, mais dans Wet Sand, vous exploriez une communauté au bord de la mer, ici une communauté en montagne. Qu’est-ce qui vous pousse à raconter des histoires éloignées de la capitale, loin de la modernité ?

C’est le village qui conserve des traditions que l’on ne retrouve pas en ville. Tbilissi a certes préservé certaines traditions culturelles, mais dans les villages, les éléments archétypiques perdurent. Pour l’histoire d’Etero, elle ne peut que se dérouler dans un village, car son récit personnel est façonné par la communauté villageoise, constituée de micro-histoires qui s’entrelacent. C’est pourquoi elle est très préoccupée par la perception qu’ont les gens d’elle, et qu’elle se sent contrainte de suivre les injonctions du rôle de la femme telles que définies par cette micro-société, rôle qui a disparu dans la grande ville aujourd’hui. Bien sûr, le poids du voisinage subsiste, mais le rythme de vie des habitants est différent, ce qui atténue ce poids. Tbilissi est devenue une ville néolibérale qui fonctionne selon un tout autre rythme.

Mais en Géorgie, la majorité vit dans les grandes villes?

Oui, tout est assez centralisé à Tblissi, la capitale. De nombreux villages sont désertés.

On voit aussi dans le film que les gens vont travailler ailleurs, à l’étranger. L’économie n’est pas développée dans ces contrées…

Non, pas du tout. Aujourd’hui la situation est catastrophique et beaucoup de gens quittent le pays.

On a déjà vu Eka Chavleishvili dans Otar’s Death (de Ioseb Soso Bliadze, 2021), et elle apparaît dans votre précédent film. Cette actrice dégage une force de survie et une détermination intérieure impressionnantes : avez-vous pensé à elle en écrivant le rôle d’Etero ?

Dès la lecture de la première page du livre, je l’ai immédiatement visualisée dans le personnage d’Etero ! Lorsque nous avons entamé l’écriture du scénario, savoir que c’était elle qui incarnerait ce rôle a facilité le processus. Je pouvais déjà imaginer comment elle marchait, comment elle parlait ; elle existait déjà dans mon esprit. J’ai tout de même effectué un petit casting pour être sûre, mais c’était juste pour le principe.

A-t-elle elle-même apporté quelque chose au personnage ?

Le travail que nous avons réalisé ensemble était très enrichissant. Avant même de terminer l’écriture du scénario, nous avons beaucoup échangé. Je pense qu’il existe de nombreuses similitudes entre Eka et Etero, notamment le fait qu’Eka ait également choisi de ne pas vivre dans la capitale mais à Batoumi – ce qui est assez révolutionnaire pour une actrice. C’est cela qui m’a également intéressée : non seulement le fait qu’elle soit une grande actrice, mais aussi son parcours et ses choix de vie étaient fascinants, assez symbiotiques au regard d’Etero.

Temiko Chinchinadze, dans le rôle de Murman, présente également une interprétation très nuancée. Pouvez-vous nous parler de lui ?

J’ai souvent des difficultés à travailler avec les hommes en général. Le processus de casting pour ce rôle était particulièrement intéressant, car je suis très éloignée de cette génération d’hommes à laquelle appartient le personnage de Murman. Nos visions du monde sont à des années-lumière l’une de l’autre. De nombreux acteurs de cette génération ont un problème avec le fait de travailler avec une réalisatrice et en plus qu’elle soit jeune. Cela provoque des relations assez dures. J’ai donc auditionné de nombreuses personnes, car je voulais absolument trouver un acteur capable de révéler une certaine sensibilité pour ce personnage. Mon objectif était de trouver quelqu’un avec ce petit quelque chose sur lequel je pourrais m’appuyer et travailler. Quand j’ai vu Temiko j’ai trouvé qu’il dégageait quelque chose d’intéressant. Nous avons beaucoup travaillé sur le personnage, car cette génération a été conditionnée dans son jeu par un masculinisme qui se reflète dans tous les gestes, les intonations, avec une prédétermination. J’ai essayé de lui faire abandonner tous ces éléments, de lui faire comprendre que nous reprenions ce personnage en lui ôtant tout ce que la société lui a imposé, afin d’essayer de comprendre qui il est réellement. À partir de là, nous avons cherché à ce qu’il réapprenne les gestes, même les plus simples, comme prendre un objet dans sa main, non pas en tant qu’homme, mais en tant qu’être humain. Ce travail a été enrichissant pour moi également, cela m’a appris à l’apprécier, sentiment dont j’avais besoin pour le filmer dans son personnage.

Lui aussi a été réceptif à ce travail…

Oui. Il a rapidement compris que c’était important pour son rôle de Murman qui était plus complexe qu’il n’y paraissait. Ce qui l’a effrayé, c’est la nudité.

En parlant de la nudité, ces scènes sont très raffinées et respectueuses. Comment avez-vous travaillé cela avec les acteur·trices , car ce n’est pas évident, pour personne, nulle part, dans des sociétés traditionnelles encore moins…

Pour Eka, aborder ces scènes n’était pas facile non plus, mais nous avons eu de longues discussions sur l’importance de cette nudité, dont l’intention ne se limite pas à exposer le corps, mais à véhiculer des significations plus profondes. Elle a pleinement saisi cette perspective, ce qui a facilité le processus pour elle. Temiko a également compris le sens de ces scènes, mais cela a été plus difficile pour lui.

Blackbird Blackbird Blackberry d’Elene Naveriani
Image courtoisie Frenetic Film

La relation d’Etero avec ses compagnonnes de solitude est ambivalente. Même quand elles se montrent cruelles envers elle, on ressent que ce n’est pas simplement de la médisance de village ; tous les personnages sont plus complexes qu’il n’y paraît, et il est évident que ces femmes sont également aux prises avec leur propre souffrance et déception face à la vie…

Quand j’ai écrit ces quatre personnages féminins, il était essentiel qu’elles soient véritablement amies. Elles ont été socialisées dans ce mécanisme de survie, ce qui entraîne des réactions défensives. Cette forme de socialisation n’est pas propre qu’à la Géorgie ; de manière générale, c’est assez toxique. La manière dont nous interagissons avec les autres consiste souvent à projeter nos propres problèmes sur autrui.

Il y a une magnifique photographie et une composition du cadre très soignée. Comment avez-vous travaillé avec votre directrice de la photographie, Agnesh Pakozdi, pour la composition de l’image et le jeu de la lumière mais aussi des couleurs ?

C’est la première fois que j’ai recours à une lumière très intense et des couleurs chaudes. Habituellement, mon esthétique tend vers des tonalités plus estompées, plus pastel. Le choix des couleurs et de la lumière est en étroite correspondance avec l’expression du personnage principal, caractérisant ainsi qui elle est. Les couleurs revêtent également une importance capitale, car il s’agit d’un drame minimaliste défini par les gestes et les petits détails du quotidien qui enrichissent son essence. La couleur constitue l’un des moyens de soutenir l’aspect expressionniste du personnage, de sa vie et de sa perception du monde. En ce qui concerne l’image que nous avons construite, je pense que ma formation de peintre (Elene Naveriani est diplômée de l’Académie d’État des arts de Tbilissi en peinture monumentale, n.d.a.)  influence de manière inconsciente la composition de l’image. Je ne réfléchis pas trop à cela, cela vient naturellement.

Vous mêlez de manière très originale des éléments symboliques, presque du fantastique naturaliste, tels que le merle qui, un peu comme le Saint-Esprit, souffle une épiphanie, ou encore les rêves d’Etero qui sont très naturalistes et brouillent les pistes de la narration. Comment élaborez-vous de telles scènes ?

Il était important pour moi de montrer cette capacité expressive, cette dimension créative dans sa vie intérieure. Dans le livre, le texte regorge également de ces éléments ainsi que de son passé et de la structure de la société dans laquelle elle a vécu avant de se retrouver seule. Ce contexte est crucial pour l’histoire, et nous avons souhaité le présenter non pas de manière mémorielle, mais d’une manière qui l’aide à créer son présent et à exister plus intensément. Il ne s’agit pas d’utiliser des flashbacks pour expliquer ce qui s’est passé avant. Tout ce qui se déroule dans ces flashbacks vise à mettre en lumière la richesse de sa vie et de son parcours.

De Elene Naveriani; avec Eka Chavleishvili, Temiko Chinchinadze, Pikria Nikabadze, Anka Khurtsidze, Tamar Mdinaradze, Lia Abuladze; Suisse, Géorgie; 2023; 110 minutes.

Malik Berkati

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