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Toronto International Film Festival (TIFF) : Gagne ton ciel de Mathieu Denis – Le paradis à crédit

Le mot omotenashi est murmuré, d’une voix grave, sur un écran noir. Ce terme définit l’art de l’hospitalité japonaise, qui consiste à anticiper les besoins de ses hôtes avec une attention méticuleuse, sans attente de récompense en retour. La première image du dernier film de Mathieu Denis, Gagne ton ciel, détourne immédiatement ce concept pour en révéler la sinistre supercherie moderne : celle du consumérisme le plus brutal, maquillé en expérience spirituelle, à grand renfort de termes exotiques et de flous artistiques, tel l’umami en haute cuisine. C’est sur ce mensonge séduisant que va se construire la descente aux enfers de Nacer, incarné avec une intensité intérieure lancinante par Samir Guesmi.

— Samir Guesmi – Gagne ton ciel
© LaurenceGB

Le film s’ouvre sur une séquence quasi érotique : la main de Nacer caresse les courbes d’une Lexus, baignée dans une lumière dorée. C’est le nirvana terrestre, le paradis promis par la publicité. Pourtant, Nacer a déjà tout, en apparence : une famille aimante avec Farrah (Meriem Medjkane) et leurs trois enfants, une place respectée dans sa communauté. Mais le sentiment tenace d’avoir été floué, de ne pas avoir accès à la « vraie » vie – celle des autres, celle qui brille derrière les vitres des écoles privées et des salons cossus – le ronge de l’intérieur.

Mathieu Denis et son co-scénariste Alexandre Auger construisent leur récit comme une longue prise de conscience de ce dédoublement, magnifiquement servi par la direction photo de Sara Mishara. Celle-ci porte une attention constante aux visages et aux émotions qui s’y jouent, captant la moindre faille, la plus infime contraction trahissant l’angoisse qui gagne Nacer. La caméra le suit souvent dans le reflet des vitres, des pare-brise ou des façades vitrées des immeubles. Son image se superpose à celle du monde qu’il convoite, floue, insaisissable, comme si son être se scindait entre l’homme qu’il est et celui qu’il désire désespérément devenir. Cette élégance visuelle, qui contraste avec la noirceur du sujet, est l’une des grandes forces du film. Les compositions sont superbes, mais une tension sourde, presque oppressante, ne cesse de monter.

La spirale infernale dans laquelle s’engage Nacer est aussi fascinante qu’effrayante, parce que terriblement logique. Pour offrir à sa famille la vie qu’il estime devoir lui garantir, il enchaîne les initiatives, du raisonnable aux entreprises limites : demander une augmentation au vu de son expérience, investir son argent et celui de ses ami·es par l’intermédiaire d’un courtier, organiser des soirées communautaires lucratives dont il finit par détourner la recette pour payer l’école exclusive où il a inscrit ses enfants. Chaque étape franchie normalise la suivante. Denis et Auger évitent soigneusement l’écueil du jugement moralisateur ; ils nous placent en témoins impuissants, comprenant chaque mauvais calcul, chaque rouage de la machine qui se met en place.

La pression sociale est palpable, écrasante. La scène où Farrah propose un don modeste à la fondation de l’école, face aux sommes astronomiques des autres parents, est un coup de poing. « On vaut mieux que ça », lance Nacer, honteux. Son identité, sa valeur propre, se mesurent à l’aune de l’argent qu’il peut donner et montrer sur la place publique. « Je n’ai pas eu les mêmes chances », ne cesse-t-il de répéter, cette phrase résonnant comme le moteur d’un ascenseur qui s’arrête sous un plafond de verre.

La réalisation épouse parfaitement cette montée de la frustration. La musique d’Olivier Alary et le cadrage se font plus oppressants. On pressent l’inévitable. Même lorsqu’il est mis en garde par son courtier, Nacer, grisé par l’appât du gain, refuse de sortir du jeu. Il veut continuer, toujours plus loin. La dispute avec sa femme, qui lui reproche d’avoir acheté une voiture de luxe, est révélatrice : il ne veut pas du paraître, il veut de l’être. Être respectable.

Le film, inspiré de faits réels survenus à Montréal en 2012, bascule alors dans une dernière partie haletante, où les moyens du cinéma (mouvements de caméra, ruptures narratives, jeux sur les profondeurs de champ) sont pleinement mis au service du thriller psychologique. Une séquence clé, où Nacer rencontre son idole, le magnat de la finance Ben Novak, qu’il admire parce qu’« il n’est parti de rien », est particulièrement marquante. Denis utilise ici des inversions de l’image à 180° qui apportent un commentaire visuel au récit. Même si cela peut paraître démonstratif, ce procédé fonctionne comme une virgule ou une parenthèse qui s’ouvrent et se referment dans un espace-temps : le chapitre décisif qui va changer le cours de sa vie. Sa perspective sur le monde bascule littéralement. « Il faut se battre, mais intelligemment. Pense : où est l’argent ? », entend-il. La leçon du self-made-man qu’il admire est sans appel : « quand on a de l’argent, il travaille tout seul ; quand on n’en a pas, on travaille pour lui ». Ce credo va transformer la boussole morale de Nacer, qui finit par voir le problème à l’envers, jusqu’à l’impensable.

Gagne ton ciel est bien plus qu’un simple drame moral ; c’est un film d’horreur social d’une actualité brûlante, porté par la performance magnétique de Samir Guesmi. Mathieu Denis ne donne pas de leçon facile. Il montre, avec une froideur clinique et une maîtrise narrative remarquable, le mécanisme de la chute. Une œuvre forte, qui interroge avec acuité le prix de nos rêves et le véritable coût du paradis (The Cost of Heaven, titre anglais du film) – un paradis qui a décidément le goût de l’enfer.

De Mathieu Denis; avec Samir Guesmi, Meriem Medjkane, Crixus Lapointe, Victoria Diamond, Adrien Bletton; Canada; 2025; 116 minutes.

Malik Berkati

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