Une Famille de Christine Angot – Une histoire d’inceste, une recherche de reconnaissance
Après avoir fait sa Première dans la section Encounters de la Berlinale 2024, le premier film de Christine Angot sort dans les salles romandes. S’il n’a pas remporté de prix décerné par le jury officiel, il a immédiatement rencontré le public à travers le jury des lecteur·trices du Tagesspiegel qui lui a donné un des prix les plus convoités, celui qui ne provient pas de membres de l’industrie cinématographique, mais de celles et ceux qui font partie du public de cinéma.
Il faut dire qu’Une Famille est un film qui ne peut pas laisser indifférent·e, quel que soit le sentiment que l’on éprouve pour l’écrivaine-cinéaste, son travail comme sa personnalité.
L’immédiate impression qui se dégage dès les premières minutes du film est celle d’une femme qui, comme Sisyphe, est vouée toute sa vie à un châtiment pour avoir réussi à revenir des enfers. Son rocher à elle, c’est la parole qu’elle ne cesse de dérouler depuis plus de 30 ans dans ses livres et qui se fracasse sur le silence qui entoure le crime dont elle a été victime : l’inceste.
Avec ce film, l’écrivaine (L’Inceste, Stock, 1999; Le Marché des amants, Seuil, 2008; Le Voyage dans l’Est, Flammarion, 2021 – Prix Médicis) semble pouvoir enfin dépasser cet obstacle : les images, les attitudes et discours des personnes qu’elle confronte sont non seulement enregistrées, comme autant d’empreintes irréfutables, mais elles transpercent la toile tendue entre nous et elles, elles nous mettent dans une situation d’inconfort qui exprime également bon nombre de réactions des personnes impliquées : pour elle comme pour nous, il est plus simple de laisser les choses sous une chape de non-dits qui permet les évitements.
Mais en plus les temps ont changé. La multiplication des prises de paroles puissantes dans les différents secteurs de la société ont sorti les crimes et violences sexuelles et sexistes de la sphère du privé pour entrer dans la sphère publique. Une Famille est un film âpre, dur à visionner – dans certaines scènes très poignantes, il est presque insupportable de regarder « ça », mais nous savons maintenant que c’est nécessaire. « Ça » est le terme qui revient tout le temps dans la bouche d’Angot. Comme si ce qu’elle a vécu ne peut pas être défini, que le langage ne suffirait pas à exprimer l’acte de torture et de souffrance sans fin.
Le film commence à Strasbourg, lors de la signature de son livre Le Voyage dans l’Est. C’est dans cette ville que Christine Angot a rencontré son père pour la première fois alors qu’elle avait treize ans. C’est également ici qu’il a commencé à la violer jusqu’à ses 16 ans et qu’il est mort en 1999. C’est aussi là que vit sa veuve, sa demi-sœur et son demi-frère qu’elle n’a pas revu·es depuis 30 ans. Sans idée précise de ce qu’elle voulait faire, Angot vient à cette signature de livre avec deux amies qui tiennent la caméra. Elle les amène dans la rue de la maison de son père, où vit encore sa belle-mère, pour filmer les lieux. Hésitante, elle se demande longuement si elle doit sonner à la porte. Elle finit par le faire et, oh surprise, la porte s’ouvre. Cependant, quand la veuve de son père voit la caméra, elle tente de la refermer. Christine Angot, dans un geste impulsif, un acte réflexe, met son pied dans l’entrebâillement et force le face-à-face. Cette scène matrice du film est inouïe, tant par son déroulé que son contenu, tant la confrontation sera l’illustration enfin visible de toutes et tous de la recherche incessante et vaine, jusqu’à présent, de la reconnaissance de ce qu’il s’est passé, de ce qui lui est arrivé, de « ça » !
Christine Angot interroge ensuite sa mère, son ex-mari, puis sa fille Léonore, trentenaire, la seule qui ait su trouver les mots justes au regard de sa mère qui ne supporte pas qu’on lui dise « j’ai de la peine pour toi ». Sa fille lui a dit un jour : « je suis désolée, maman, qu’il te soit arrivé ça ». C’est la première fois que quelqu’un ne ramenait pas l’émotion vers elle, lui, mais lui en renvoyait la reconnaissance. Elle dit à sa fille : « cette phrase m’a libérée ».
Le film noue ses différents face-à-face avec des archives personnelles, des photos, des vidéos tournées au caméscope il y a 30 ans, alors qu’elle habitait avec son mari de l’époque au sud de la France avec Léonore bébé.
En quittant le monde des lettres pour passer dans celui des images, Angot entre dans l’épaisseur de la physicalité. On sent les corps embarrassés, inquiets, à la limite parfois de l’effondrement. L’effet de destruction de l’inceste, qui ne se contente pas démolir la victime mais absorbe dans sa déflagration également l’entourage, est palpable.
L’écrivaine a également besoin de la présence des personnes de confiance qui filment ces rencontres, particulièrement sa cheffe opératrice Caroline Champetier, qui lui donnent la force de pousser les portes, d’avancer dans cette quête avec une détermination également portée par cette colère qui ne semble jamais la quitter.
Et il y a de quoi. Des scènes absolument odieuses viennent ponctuer ce récit de sa double peine – celles d’extraits télévisés où ses livres autant que sa personne sont moqués dans des émissions télévisées, particulièrement celles de Tout le monde en parle de Thierry Ardisson où elle se fait harceler et humilier d’une manière éhontée par le « maître de cérémonie » et les chroniqueur·euses, horde menée par Laurent Baffie. Concordance malheureuse des temps, l’animateur-producteur a reçu la Légion d’honneur le 11 avril dernier des mains d’Emmanuel Macron qui a salué un « personnage d’une liberté totale, provocateur et érudit » ; Christine Angot, soutenue par plusieurs personnalités, a qualifié de « gifle » le geste du président dans une tribune parue dans le quotidien Libération le 13 avril.
Il est d’autant plus touchant de voir Christine Angot, seule sur son canapé, écouter l’émission de référence sur France Inter Le Masque est la Plume et entendre le critique et psychanalyste Arnaud Viviant rappeler qu’elle a toujours été étrillée par la critique jusqu’à ce livre Le Voyage dans l’Est, qui a été enfin reconnu, ainsi que son autrice, pour sa valeur littéraire. Encore une histoire de reconnaissance qui semble trouver une forme de résolution, même si les cicatrices de l’âme et de l’esprit paraissent définitives et ce parcours de vie inconsolable.
De Christine Angot ; France ; 2024 ; 82 minutes.
Malik Berkati
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