Avec Hijo de Sicario, Fernanda Valadez et Astrid Rondero traitent de la question des orphelins du trafic de drogues en ouvrant la possibilité d’espérer. Rencontre
Le film a été primé à plusieurs reprises dans les festivals de Sundance, de Morelia où il a été récompensé du meilleur long métrage mexicain, de la meilleure réalisation et du meilleur scénario, puis présenté dans la section Horizontes Latinos del Festival de San Sebastián et tout récemment au Festival FILMAR en América Latina à Genève. C’est aussi au dernier Festival du film de Morelia que Hijo de sicario, dont le titre mexicain est Sujo, a été sélectionné pour représenter le Mexique aux prix Oscar et aux Goya.
Hijo de sicario suit le parcours de Sujo, un enfant de Tierra Caliente, Michoacán, dont le père, surnommé El Ocho, a été assassiné par d’autres tueurs à gages. Le petit Sujo doit fuir avec sa tante dans une ville rurale, à l’écart de tout et de tous, pour éviter que les dettes de son père ne lui pèsent lourdement ou qu’il ne finisse par rejoindre la même machine qui a brisé sa famille. Une histoire sur la recherche d’une nouvelle voie pour éviter de devenir la proie de la spirale de violence du crime organisé. À l’adolescence, la rébellion s’éveille en Sujo et il rejoint le cartel local. L’héritage de son père semble alors rattraper son destin.
Présente à Genève pour donner une master class au Festival FILMAR en América Latna 2024, a co-réalisatrice avec Fernanda Valadez, Astrid Rondero, nous a parlé de la spirale de violence qui entraîne les jeunes et des conditions qui facilitent leur recrutement dans les rangs du crime organisé. Rencontre.
Comment avez-vous connu Fernanda et depuis combien de temps travaillez-vous ensemble ?
Je suis diplômée de l’ENAC qui s’appelle dorénavant Escuela Nacional de Artes Cinematográficas UNAM |. Quand je préparais mon travail de thèse, un court métrage, j’ai rencontré Fernanda qui m’a guidée dans mon travail. Elle était diplômée du Centro de Capacitación Cinematográfica de Mexico (CCC). Notre collaboration a commencé il y a seize ans et se poursuit depuis lors. Nous travaillons ensemble comme scénaristes, réalisatrices et productrices. Nous avons ainsi réalisé et produit deux longs métrages, The Darkest Days of Us (2017) et Sin Señas Particulares (Sans signe particulier, 2020), ainsi que trois courts métrages, Of This World (2010), En aguas quietas (2011) et 400 maletas (2014). Sans signe particulier a reçu des prix à Sundance, Saint-Sébastien, Zurich, Thessalonique et un Gotham Award du meilleur film international. Sujo (Hijo de sicaires) est notre troisième long métrage ensemble.
Quelle est la genèse de Hijo de sicario ?
Très tôt dans le processus d’écriture de Sans signe particulier, nous étions claires sur le fait que la manière dont nous aborderions le récit de cette femme qui part à la recherche de son fils alors qu’elle voyageait à travers un pays détruit serait à travers le travail du journalisme, qui au Mexique est réalisé de manière vraiment puissante. L’histoire de Sujo est le fruit de mon imagination, c’est pourquoi Fernanda aime dire que je suis la réalisatrice principale (rires) même si je ne le considère pas de cette façon. Il est vrai que les actrices et acteurs étaient principalement sous ma responsabilité, Fernanda y a participé peut-être dès la troisième ou la quatrième prise, et nous nous disputions constamment. Parfois, quand il y avait deux acteurs dans la scène, nous mettions chacune en scène un des acteurs, ce qui était très amusant. Fernanda était un peu plus du côté de la caméra. À l’époque où nous travaillions sur Sans signe particulier, nous sommes tombées sur Levantones, chroniques écrites par Javier Valdez. C’était le premier livre que j’ai lu de Javier Valdez, qui était encore en vie à cette époque. Quand je l’ai terminé, j’ai été très émue, car son œuvre dépassait la simple chronique : il avait cette capacité humaniste et cette sensibilité que seuls les grands écrivains possèdent pour observer la même tragédie sous différents angles, comme les disparitions forcées. C’était un grand journaliste mexicain qui a été lui-même plus tard victime de violences. Ce ne sont pas tant les histoires qui ont retenu notre attention mais davantage l’atmosphère qu’il a su partager avec humanité et respect : des récits réels à la fois de victimes et d’auteurs, de femmes, d’hommes et d’enfants, tous pris pour une raison ou une autre dans la violence des cartels de la drogue qui sévit au Mexique.
Dès l’ouverture du film, vous faites le choix formel de recourir à une ellipse, un choix qui ponctuera par intermittence le récit : les ellipses vous permettent-elles de narrer l’innommable ?
En effet, un plan subjectif montre le regard de Sujo dès les premières secondes de la séquence, assis sur les sièges arrière de la voiture, tandis qu’il regarde son père se disputer avec un autre homme et écoute, lointain, les voix, étouffées par la carrosserie. Une ellipse élimine la figure paternelle de la scène tandis que le temps passe de manière imparable et laisse place à des séquences oniriques dans lesquelles Nemesia, à la lueur d’une bougie, interroge le libre arbitre du garçon, héritier de la fureur qui baigne les rues de sa maison. Plus de deux heures de séquences capturent l’enfance, l’adolescence et la fuite vers la capitale de Sujo, tandis que les fantômes du passé froncent les sourcils lorsqu’il le voit, délicatement, poser une sauterelle sur une branche ou se tourner vers le métier de magasinier pour payer ses études de littérature.
Traiter du passage à l’âge adulte, faire un récit d’apprentissage, vous permettait-il de traiter l’évolution de votre protagoniste dans divers lieux selon son âge, et donc dans divers contextes socio-politiques ?
Formellement, Hijo de sicario est un film de passage à l’âge adulte raconté par différents personnages qui ont compté dans la vie de Sujo, notre protagoniste : les gens qui l’ont aimé, qui lui ont appris quelque chose et qui l’ont laissé continuer sa route. Le film est construit en épisodes, et c’est l’un des aspects qui nous enthousiasmaient le plus, que l’on puisse se permettre une exploration narrative, formelle et visuelle de l’histoire. Le récit visuel change à chaque épisode, car les personnages secondaires sont comme des nouvelles saisons de la vie de Sujo. Nous voulions que chaque partie ait sa propre atmosphère. Chaque épisode a été tourné avec des objectifs de prise de vue différents, explorant ainsi de nouvelles textures, lumières et atmosphères.
Vous mentionnez les épisodes qui répartissent votre film en quatre chapitres, respectivement El Ocho, Nemesia, Jai et Jeremy et enfin Susan. Quand avez-vous décidé de scinder le film en chapitres ?
Ces quatre chapitres qui composent notre long métrage plongent le public dans la vie turbulente d’un Michoacán teintée d’exécutions violentes, de gangs chargés de testostérone et d’une vie bucolique qui se traduit par un réalisme adoucissant magique typique de l’imagination d’un fils orphelin de tueur à gages qui, selon sa tante, « va être différent ». Les chapitres nous permettaient de changer de contexte, la ville, la campagne, etc. Notre film n’est pas un film typique qui aborde le trafic de drogue. Nous ne laissons aucune place à la morbidité et nous nous concentrons sur notre protagoniste, abordant des sujets tels que le développement spirituel, l’éducation, l’accès aux opportunités et les étapes de la croissance de l’homme, entre autres. Il y a du suspense, du drame, des touches subtiles de comédie et des scènes qui véhiculent l’horreur, où les relations comme, par exemple, entre Sujo et Nemesia, Sujo et ses amis, Nemesia et sa partenaire, Rosalía (Karla Garrido), et Sujo et la professeure Susan (Sandra Lorenzano) sont les points forts de l’histoire. Un autre aspect pertinent pour le ton du récit est le lien avec le naturel et l’inconnu, qui se manifeste notamment dans Nemesia et qui imprègne toute l’expérience du film.
Vous mentionnez la relation entre Nemesia et Rosalía; que pouvez-vous nous en dire ?
Très tôt dans le scénario, j’avais déjà ces deux personnages, et comme Fernanda et moi nous sommes lesbiennes, il était naturel qu’il y ait une relation lesbienne dans le film. Nous ne voulions pas que cela soit au premier plan parce que nous voulions raconter l’ensemble du film dans ses différentes étapes, dans sa perspective émotionnelle, donc la relation entre elles est là comme quelque chose qui fait partie de la vie mais qui n’est pas nommé. Cela a un peu à voir avec le fait d’être minoritaire, parce que nous sommes des minorités en tant que femmes et lesbiennes et cela nous permet, je pense, de nous poser des questions que d’autres ne se posent peut-être pas. Sujo sont ses tantes, Nemesia, interprétée par Yadira Pérez, et Rosalía, interprétée par Karla Garrido. La représentation de Nemesia et Rosalía est comme deux personnes qui marchent vers le bien et je pense que c’est l’essentiel, avoir un pilier ou quelqu’un qui peut vous aider et vous guider.
Sujo est orphelin de père mais il est entouré de nombreuses figures féminines ; cette situation est-elle représentative de celle des enfants orphelins des narcos au Mexique ?
Quand nous étions plus jeunes, nous nous étions promis tous les deux de raconter des histoires sur des personnages féminins, mais l’histoire de Sujo est entrée dans nos vies, nous avions donc besoin de parler de masculinité et d’un garçon à travers les yeux d’une femme. Nous avons mis beaucoup d’efforts sur le personnage de Nemesia, la tante de Sujo. Avec cela, nous voulions nous concentrer non seulement sur l’éducation en tant que réussite intellectuelle, mais aussi en tant que construction de la personnalité, et raconter cela à partir des enfants d’un enfant, c’est la raison pour laquelle nous incluons ces éléments magiques ou mystiques qui contribuent à montrer ce qu’un enfant ressent la mort et d’autres choses difficiles et inévitables dans la vie, comme l’infini et tout ce qui a une fin. Nemesia, c’était ça pour nous, la construction d’une sensibilité masculine différente, qui fait de lui un homme différent. Il y a encore vingt ans, les sicaires tuaient d’autre sicarios. Depuis deux décennies, la situation au Mexique a changé : quand il y a un contrat de mort sur un sicario, c’est toute sa famille qui est menacée et la plupart du temps éliminée. La violence est de plus en plus publique. Récemment, après l’assassinat d’un maire d’une localité, le jour-même où le nouveau maire devait prendre ses fonctions, sa tête a été exhibée dans une voiture qui patrouillait en ville.
Tout au long du film, vous mêlez la réalité et mystique : l’onirisme comme le mysticisme font-ils partie du quotidien des mexicain.es ?
Oui, en effet, concernant le mysticisme, c’est quelque chose qui vit dans notre culture. Et plus encore dans ce lieu précis, la montagne où nous avons tourné, à Guanajuato, qui est sacrée pour la communauté. Nous avons donc voulu exprimer cela et donner à ce personnage le sentiment qu’il y a plus dans la vie que de la violence. En même temps, la nature et la complexité de l’univers sont là, un peu séparées de nos combats quotidiens. Mais la question principale est la suivante : y a-t-il une possibilité de changement pour cette génération, en particulier pour les enfants qui sont vulnérables au recrutement par les cartels ? Notre film souhaite être un reflet fidèle de cette question, exprimée dans le développement de la vie du protagoniste. L’intrigue commence avec Sujo, joué par Kevin Aguilar dans la version enfant et Juan Jesús Varela dans la version plus âgée. Sa tante Nemesia (Yadira Pérez), à la présence mystique et connectée à la nature, l’emmène chez elle, loin de la ville où opèrent des bandes criminelles. Après être resté à l’écart du monde du crime et motivé par les deux amis qui ne cessent de lui rendre visite, Jai et Jeremy, Sujo retournera en ville pour retrouver son chemin et finira par quitter la zone rurale de Guanajuato pour tenter sa chance. Mexico, toujours poursuivi par l’ombre marquée par son père. On peut alors se questionner si la fatalité pèse sur ses épaules, s’il peut enrayer un destin qui semble tout tracé, s’il y a une peur d’espoir vers un avenir plus serein…
Les lieux jouent un rôle primordial dans votre film ; où avez-vous tourné ?
Le tournage s’est déroulé à Guanajuato et à Mexico. Pour nous, la ressource la plus précieuse pour la production est le temps, c’est pourquoi nous passons beaucoup de temps à choisir les emplacements et nous passons autant de temps que nécessaire à trouver la bonne lumière. Nous sommes allées dans des endroits que nous connaissons depuis longtemps, Fernanda est née là-bas, et il s’agissait plutôt de créer une relation avec les communautés. À Mexico, que je connais très bien, c’était un processus parallèle consistant à se rendre dans les endroits que je connais et à développer également des relations avec les communautés, comme le marché Central de Abastos, qui alimente une grande partie du Mexique environnant. City, ce qui signifiait rencontrer les gens, les ouvriers, observer pour pouvoir filmer sans interruption. Quant à l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM), nous y sommes toutes deux diplômées et il nous a fallu du temps pour obtenir ce permis. Cette université, pour les Mexicains, est très symbolique, car nous avons lutté pendant de nombreuses générations pour que cette université reste gratuite, c’est donc le meilleur moyen qui permet aux personnes de différentes origines d’accéder à l’enseignement supérieur. Nous avons toujours été très émues par le fait que dans les endroits où il y a eu de grands actes de violence et de barbarie au Mexique, la nature et la beauté sont là comme impassibles, observant nos drames.
Le rôle de la professeure semble un clin d’œil à vos propres parcours à toutes les deux ?
Fernanda et moi sommes professeures depuis longtemps, mais cette partie, pour nous deux, a été la plus difficile, car nous avons discuté du scénario avec des collègues et certains d’entre eux nous ont dit que nous devrions terminer l’histoire lorsque Sujo quitterait son école et son village. Je pense que comme au Mexique nous nous sentons tellement dépassé.es par la violence et par cette réalité très compliquée, ces collègues ont pensé que ce garçon qui essayait d’accéder à l’enseignement supérieur était comme de la science-fiction. Mais pour nous, c’était la partie la plus significative, car nous essayions de réfléchir aux conditions spécifiques qui poussent un garçon à abandonner la violence. Trouver la bonne actrice pour ce rôle était la clé, et nous avons rencontré Sandra Lorenzano, écrivaine et enseignante. Nous l’avons rencontrée par hasard, et en lui parlant et en écoutant son histoire, nous avons réalisé qu’elle était idéale pour ce rôle, si elle le voulait. Sa propre histoire d’immigration de la dictature argentine au Mexique à un très jeune âge nous a aidé à façonner cette partie du film.
Vous dédiez l’odyssée de l’enfant Sujo aux « orphelins d’un Mexique en feu ». Que sait-on de nos jours du nombre d’orphelins dont les parents ont été éliminés par les narcotrafiquants ?
Il n’existe pas de chiffre exact du nombre de jeunes Mexicains « recrutés » par le crime organisé, un chiffre insoupçonné qui montre l’ampleur de la violence dans laquelle le pays est plongé. C’est une époque où les mères recherchent leurs enfants disparus plus que l’État lui-même, c’est une époque où des journalistes sont assassinés pour avoir fait leur travail, et le cinéma n’échappe pas à cette réalité. Nous pensons que la force de nos films vient de notre appartenance à une minorité et qu’ils nous engagent à raconter les histoires de notre époque. Et quelle époque au Mexique… Des milliers d’enfants se sont retrouvés orphelins à cause de la violence des cartels de la drogue. Certains sont les enfants des victimes, « les dommages collatéraux » du narcotrafic, mais d’autres sont les filles et les fils des responsables de ces massacres. Le film est une histoire sur ces « autres. Quel est l’héritage de ces enfants, qu’est-ce qui les attend ? Et surtout, la question qui a construit cette histoire : que faudrait-il à un jeune homme pour qu’il puisse remettre en question ce qui semble être son destin ? Quelle est la situation sociopolitique actuelle du Mexique ? Le problème de la violence au Mexique semble ne jamais s’arrêter. Les plus de 20 000 homicides survenus jusqu’à présent cette année seulement sont le signe que le conflit entre les cartels, l’État et la politique se poursuit. Nous l’avons vu également au niveau de la représentation, puisque la violence est présente de manière récurrente dans les romans, séries, films et documentaires, comme le récent Estado de silencio (État de silence, 2024), de Santiago Maza. Avec le personnage de Sujo, Hijo de sicario aborde ce sujet mais on souhaitait offrir une perspective nouvelle : celle du fils d’un tueur à gages, que l’on voit dans le film dans son enfance et sa jeunesse. Sujo parle de la violence au Mexique, mais il le fait du point de vue de personnages rarement représentés et qui n’ont rien à voir avec les récits de richesse, d’armes et de pouvoir d’autres séries et films sur le trafic de drogue. Juan Jesús Varela avait déjà joué dans notre film Sans signe particulier. C’était un accord commun pour qu’il termine ses études secondaires car lorsque nous l’avons rencontré, il était très petit, il allait juste de lycée en lycée. La vérité est que Juan est discipliné et engagé comme personne.
Une lueur d’espoir pointe à la fin de votre récit qui reste ouvert…
La question que nous souhaitons poser : pouvons-nous vraiment échapper à l’héritage familial, aux erreurs commises dans le passé par ceux qui nous entourent, aux stigmates causés par l’environnement dans lequel nous sommes né.es ? Le destin est-il tout tracé ou évitable ?
Firouz Pillet
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