Ammonite, le second long métrage de Francis Lee, propose un drame romancé fait d’amour et de fossiles dans l’Angleterre victorienne
1840 : Mary Anning (Kate Winslet) fut une paléontologue renommée mais vit aujourd’hui modestement avec sa mère, Molly (Gemma Jones) sur la côte à Lyme, dans le Dorset, sur les côtes à la nature sauvage du sud de l’Angleterre. Mary a fait de grandes découvertes comme celle du squelette d’un plésiosaure qui lui valut une renommée mondiale, exposé au British Museum, mais cette gloire appartient désormais à son passé. Par tous les temps, Mary glane des ammonites sur la plage et les vend à des touristes fortunés. L’un d’eux, Roderick Murchison (James McArdle), en partance pour un voyage d’affaires, lui demande de prendre en pension son épouse convalescente, Charlotte Murchison (Saoirse Ronan). C’est le début d’une histoire d’amour passionnée qui défiera toutes les barrières sociales et changera leurs vies à jamais.
Ammonite est le deuxième long métrage de Francis Lee que nous avions rencontré pour un entretien sur son premier long métrage, God’s Own Country (Seule la terre, 2017), sur cette histoire d’amour bucolique et rupestre entre un berger solitaire du Yorkshire et un saisonnier roumain dans le cadre du GIFF.
Le second long métrage de Francis Lee s’inspire librement de la dernière partie de la vie de Mary Anning (paléontologue autodidacte britannique qui s’est fait connaître en récoltant des fossiles pour les revendre aux amateurs mais figure aujourd’hui comme une figure incontournable de l’histoire de la paléontologie des vertébrés ; N.D.L.R.). L’Histoire a gardé une discrète trace d’une amitié avec Charlotte Murchison, sans plus de spéculation quant à leur relation mais Francis Lee a opté pour une passion amoureuse entre les deux femmes, partant du principe que l’homosexualité fut longtemps tabou donc occultée des livres d’histoire, des biographiques ou de toutes sources littéraires.
Mary et Charlotte appartiennent à des mondes diamétralement opposés. L’une est une scientifique de renom dont les découvertes ont été appropriées par les scientifiques – uniquement des hommes à l’époque – qui fréquentent la haute société londonienne; la seconde est une jeune femme fraîchement mariée, meurtrie dans son corps et dans son cœur suite à la perte d’un enfant et que le mari néglige, incapable de comprendre sa souffrance et son marasme. Quand Mary se retrouve garde-malade bien malgré elle, elle demeure fidèle à elle-même et vaque à ses occupations, récoltant toute la journée des fossiles sur les pages de cailloux, creusant à pleines mains dans la boue ou escaladant les roches escarpées qui surplombent le littoral. Mary s’octroie de rares moments de répit en confectionnant avec un évident ennui des miroirs entourés d’un cadre fait de coquillages. Charlotte ne parvient pas à surmonter son désarroi et décide de noyer son chagrin dans la mer glacée. Malade, elle devra rester alitée; Mary n’a plus d’autre choix que de s’occuper d’elle. A priori, rien ne semblait susceptible de rapprocher ces deux femmes. Dans un tumultueux mélange d’attirance et de répulsion, d’affinités et de frictions, la passion physique entre ces deux femmes dépareillées naît sous les yeux des spectateurs et croît dans un embrasement de passion et de volupté.
Le réalisateur et scénariste a été acteur et connaît bien l’univers cinématographique. Après deux longs métrages, Francis Lee semble se constituer sa famille d’acteurs puisque l’on retrouve Alec Secareanu, acteur basé à Bucarest, qui joue ici le médecin qui vient auscultait Charlotte et interprétait le garçon de ferme roumain dans God’s Own Country aux côtés de Gemma Jones, la grand-mère de l’éleveur de moutons et qui interprète dans ce second long métrage Molly Anning, la mère malade de Mary, une femme âgé et fatiguée par la vie et abattue par la perte de ses nombreuses enfants morts-nés. Selon des gestes ritualisés et automatisés, Molly commence et termine toutes ses journées par le nettoyage méticuleux de « ses bébés », des figurines d’animaux en porcelaine que personne ne doit approcher et que Molly garde avec exclusivité.
La relation homosexuelle entre Mary Anning et Charlotte Murchison a suscité moult réactions désapprobatrices et d’aucun reproche au réalisateur d’avoir créé un anachronisme tant une telle relation paraît imposable et répressible vu l’époque. Cependant, force est de reconnaître que Francis Lee amène cette passion avec subtilité et justesse, dans un contexte très fouillé et documenté : ainsi, cette passion amoureuse fonctionne parfaitement dans cette fiction qui ne prétend pas être un biopic mais seulement une fiction inspirée d’éléments de la vie de Mary Anning. Si cette passion entre ces deux femmes fonctionne admirablement, c’est certainement grâce à l’ingéniosité de Francis Lee qui a su enrichir avec soin son scénario et ses décors, les agrémentant d’une foule de détails qui rendent cet univers totalement crédible. De plus, retrouvant certains comédiens qu’il avait déjà dirigés, Francis Lee réussit à forger une atmosphère à la fois intimiste et authentique qui amènent les spectateurs à côtoyer Mary, la suivre dans ses besognes quotidiennes et la rudesse de sa vie, à partager sa vie âpre et modeste.
La sublime photographie, signée Stéphane Fontaine, contribue à alimenter ce sentiment de proximité et de véracité, offrant de magnifiques paysages dans des tonalités à la Turner, le tout accompagné par une bande-son élaborée par Dustin O’Halloran, pianiste et compositeur américain et par le pianiste et compositeur allemand Hauschka, tous deux contemporains de Francis Lee.
À l’instar de son film précédent, Francis Lee insère de nombreuses scènes du quotidien où les gestes et les routines répétées se ritualisent dans une succession d’automatismes que l’irruption de Charlotte dans la vie d Mary viennent déstabiliser et questionner. À l’image de Gheorghe qui perturbe la quiétude apparente de Johnny dans God’s Own Country, Charlotte ouvre une brèche camouflée, et peut-être ignorée par Mary, dans la vie de la paléontologue. Mary, comme Johnny avant elle, accueille avec animosité cette nouvelle personne qui remet en question une vie au rythme bien établi et huilé, peut-être parce que Mary perçoit dans son for intérieur les prémisses inavouables d’un désir naissant. Le film, qui faisait partie de la Sélection Officielle de Cannes 2020, fait imperceptiblement songer au film de Céline Sciamma, Portrait d’une jeune fille en feu, tant pour sa photographie picturale que pour l’interprétation très charnelle des deux comédiennes.
Étroitement liée à la nature ambiante, aux bourrasques qui fouettent le littoral et éléments, déchaînés, Mary est bougonne, revêche et limite ses efforts de courtoisie au strict minimum et s’ouvre à l’altérité à mesure que son amour pour Charlotte croît, telle une ammonite qui se révèle à mesure que l’on creuse la boue. Kate Winslet réussit avec brio à interpréter cette palette de registres et incarne son personnage en parfaite symbiose avec la nature qui l’entoure, une nature révélatrice de la passion qui consume les deux femmes telle la mer déchaînée qui s’écrase sur les rochers de la plage. Mary Anning offre un très grand rôle pour Kate Winslet qui peut y expose l’étendue de son talent.
Ammonite est disponible sur les écrans de Suisse romande.
Firouz E. Pillet
© j:mag Tous droits réservés