Au Théâtre de Carouge, Alain Françon propose une version délicate et burlesque de En attendant Godot, de Samuel Beckett
En 1953, Samuel Beckett crée En attendant Godot, son chef-d’œuvre incontestable qui ne cesse d’inspirer les comédiens comme les metteurs en scène au fil des décennies. Dans la grande salle du Théâtre de Carouge, Alain Françon, qui affiche un palmarès impressionnant de récompenses, s’empare avec finesse, poésie et humour du texte de Samuel Beckett.
Le rideau se lève sur un paysage alors qu’il fait jour : la campagne s’étend sous nos yeux. Un grand escogriffe mal fagoté – le pantalon trop court, la chemise qui apparaît par la fente de son pantalon, le chapeau tout en hauteur qui allonge encore plus son allure – s’arcboute avec une attendrissante maladresse auprès d’un arbre. Son allure nous fait songer à Monsieur Hulot.
Rapidement, dans ce décor épuré, un second bonhomme, nettement plus petit, à l’air débonnaire et résigné le rejoint. Les deux vagabonds qui vont accompagner le public durant la pièce se serrent dans les bras : Vladimir et Estragon se retrouvent sur une route de campagne avec un arbre esseulé qu’il ne faut pas ignorer… Cet arbre aura son rôle à jouer dans la pièce. Les deux acolytes attendent Godot, un homme qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne savent rien, mais dont on apprend par leurs échanges que les deux compères l’attendent depuis plusieurs jours. Godot ne vient pas et fait savoir par un jeune homme ou par son frère (Antoine Heuillet) qu’il viendra le lendemain.
Cet étrange couple que forment Vladimir (interprété par Gilles Privat) et Estragon (interprété par André Marcon), qui nous laissent songer à Don Quichotte et Sancho Panza. Vont-ils combattre des moulins ensemble ? Peut-être pas ! Mais il est certain qu’ils vont attendre Godot !
Ils sont amis depuis des décennies et s’appellent familièrement Didi et Gogo. Ils dissertent sur la vie, sur leur amitié de longue date, sur leurs mésaventures et sur Godot qui ne vient pas. Le jour est tombé, la lune éclaire le paysage. Il est temps pour Vladimir et Estragon de songer à trouver un lieu pour dormir. Soudain, des claquements de fouet se font entendre au loin puis se rapprochent : Pozzo (interprété par Guillaume Lévêque) et Lucky (interprété par Eric Berger) viennent troubler la quiétude et la complicité des deux amis qui s’interrogent sur cet étrange tandem : Lucky, harassé par le poids d’une valise et d’un panier de vivres, obéit immédiatement aux ordres scandés par Pozzo qui ne lésine sur les coups de fouet et les coups de pieds sur son pauvre Lucky au corps émacié. mais Godot, lui, ne vient pas.
Pour surprendre les spectateurs, Beckett a mis en scène, ici de manière très extrême, un lien de dépendance et de servitude entre deux individus. Samuel Beckett n’a jamais rien dit de son œuvre, ne donnant aucune clef de lecture et laissant le public libre de ses propres interprétations. L’auteur a uniquement précisé qu’il avait commencé à écrire Godot pour se détendre, pour fuir l’horrible prose qu’il écrivait à l’époque.
La particularité de cette œuvre séduit et interroge, le nombre de scènes n’étant pas décompté ni annoncé. Les deux complices espèrent qu’il se passe quelque chose, du moins que Godot finira par les honorer de sa visite. Tout comme Vladimir et Estragon attendant Godot, cette attente devenant une fin en soi, le public participe à leur attente. Vladimir et Estragon attendent-ils Godot comme une planche de salut, une rédemption, qui leur permettrait de fuir la souffrance, d’oublier la faim tenace qui rythme leurs journées : Vladimir donne une carotte ou un radis à Estragon qui se lamente que la faim le tenaille. Attendre Godot donne-t-il un sens, un dessein pour lutter contre l’angoisse d’une condition privée de sens ? Mais Godot ne vient toujours pas.
L’absurde et le comique règnent : les personnages s’avèrent clownesques par leurs apparences mais aussi au travers de leurs propos absurdes et grotesques, parfois contradictoires, souvent répétitifs, qui déclenchent le rire du public qui se régale des tirades, des pantalonnades et des chutes de Vladimir et d’Estragon.
Malgré l’absence d’histoire, de sens et de but, En attendant Godot fait mouche à chaque représentation, donnant à réfléchir sur la condition humaine, sur les relations et leurs déséquilibres, sur la communication, l’anxiété, sur les peurs et sur l’attente, moteur de la pièce.
Alain Françon affectionne l’épure et l’abstraction et se délecte avec la pièce de Samuel Beckett qui lui permet de dépouiller le décor de tout artificiel et d’aller à l’essentiel, faisant la part belle aux comédiens, les amenant à évoluer et à s’épanouir au gré de leurs élucubrations, allant à l’essentiel des mots, des gestes et du jeu. Les cinq comédiens sont excellents et servent la pièce avec adresse, habileté, intelligence et talent, étonnant et réjouissant le public par leurs facéties et leurs excès; le duo formé par André Marcon et Gilles Privat est particulièrement truculent, haut en couleurs et pittoresque.
Par sa mise en scène épurée et sa direction d’acteurs parfaitement huilée dans le moindre mouvement, Alain Françon a su exalter le texte de Samuel Beckett, révélant avec maestria la violence et l’égoïsme de l’humanité selon les mots de l’écrivain, poète et dramaturge irlandais. Si, durant la représentation, la pièce de Samuel Beckett déclenche éclats de rire et exclamations de surprise, En attendant Godot invite à la réflexion une fois le rideau tombé.
La pièce, proposée depuis le 17 janvier, est à voir dans la grande salle du Théâtre de Carouge jusqu’au 29 janvier 2023.
La Société de lecture propose une rencontre avec André Marcon et Eric Berger le mardi 24 janvier 2023.
Firouz E. Pillet
© j:mag Tous droits réservés