Au Théâtre de Carouge, Jean Liermier porte sur les planches La crise de Coline Serreau avant une tournée en Suisse romande. Rencontre
Si le film Trois hommes et un couffin, sorti en 1985, avait connu une adaptation pour le théâtre en 2018, le film culte, La crise (1992) n’avait jamais été adapté au théâtre. C’est le défi qu’a relevé le directeur du Théâtre de Carouge qui, puisant dans l’adaptation co-écrite par Coline Serreau avec la collaboration de son fils Samuel Tasinaje (directeur du Théâtre des Fées, dans le Loir et Cher), réunit huit comédiens – dont Brigitte Rosset, Romain Daroles et Simon Romang – qui incarnent sur les planches les trente personnages du film.
Le public doit se souvenir des scènes truculentes du film, surtout de ses phrases ciselées et de ses répliques savoureuses et lapidaires. C’est l’histoire de Victor, un conseiller juridique qui se réveille un matin et découvre que sa femme, Marie, l’a quitté. L’homme se rend alors à son travail où sa secrétaire lui annonce qu’il est licencié. Victor tente de trouver des appuis auprès de ses amis et de sa famille, mais il se retrouve à chaque fois face à des personnes qui ont leurs propres problèmes et lui disent de se débrouiller seul. Dès lors, Victor va apprendre à s’abandonner, à s’ouvrir aux autres, à les écouter et à se frotter à l’altérité malgré le tragique de la situation initiale.
À l’époque de la sortie du film, les critiques fusaient : on reprochait à Coline Serreau d’avoir fait un film trop théâtral. Qui d’autre mieux qu’elle pouvait se lancer à la perfection dans l’adaptation du scénario du film en pièce de théâtre ? Féru de grands classiques comme Molière, Marivaux, Musset mais aussi Feydeau ou Labiche, Jean Liermier s’est emparé de cette adaptation où abondent les quiproquos, les méprises, les bévues qui suscitent moult scènes de comique de situation. Les monologues devenus cultes ont conservé toute leur actualité et leur fraîcheur, faisant mouche à chaque réplique sur le plateau de la grande salle du Théâtre de Carouge. Le public attend avec impatience et malice certaines tirades qui appartiennent désormais au patrimoine culturel et se met à déclamer en chœur le célèbre monologue de Maria Pacôme, ici dit par Brigitte Rosset ou celui de Zabou Breitman, dit ici par Camille Figuereo. Du pur bonheur !
Après avoir mis en scènes plusieurs œuvres d’auteurs classiques, le directeur des lieux et metteur en scène souligne son envie de mettre en scène un texte au « côté brûlot » et à la modernité intacte, « un texte qui a perduré malgré les ans écoulés ». Coline Serreau dit écrire des textes pour les années à venir, pour qu’ils soient pertinents des décennies après avoir pris corps sur les pages blanches. Jean Liermier d’ajouter : « Il est intéressant de voir que les films de Coline Serreau s’inscrivent dans la durée. Dans ses œuvres, il y a quelque chose […] d’universel. »
Si le texte ciselé et peaufiné de La crise a su traverser le temps sans prendre une ride, c’est certainement grâce aux thématiques qu’il aborde : l’absence de considération pour l’altérité à cause d’un évident égocentrisme et le souci de soi, la fracture sociale qui entretient les inégalités, les préjugés et le racisme. Le texte de Coline Serreau a d’autant plus d’effet, comme le souligne Jean Liermier, qu’elle ne donne pas de leçons, ne juge jamais ses personnages mais les observe, avec bienveillance, dans leurs contradictions. Malgré les crises que traverse chaque personnage, et la crise globale de la société, malgré les paradoxes de chacun.e et les stéréotypes qui sont bien ancrés dans les mentalités, des valeurs humaines d’ouverture à l’Autre et d’entraide apparaissent possibles.
Le film présentait trente personnages. Jean Liermier et sa troupe ont réussi la gageure de les représenter grâce au jeu de ses huit comédiens et comédiennes qui semblent jouer un concerto où chaque instrument a son heure de gloire : Romain Daroles, Camille Figuereo, Charlotte Filou, Baptiste Gilliéron, Dominique Gubser, François Nadin, Simon Romang et Brigitte Rosset qui jouent avec fougue et à un enchaînement millimétré les trente personnages en se travestissant et en passant d’un rôle à un autre. Chapeau bas aux personnes qui ont œuvré pour coiffer et habiller les comédiennes et comédiens ! La réalisation des costumes est signée Marion Schmid, les coiffures sont l’œuvre de Fadila Adli.
Quant aux décors, Jean Liermier souligne : « Il faut changer trente-six fois de décor. Donc, si on ne veut pas que la représentation dure sept heures, il faut être astucieux. C’est vertigineux de voir comment les comédiens et comédiennes passent d’un univers à l’autre, parfois en quelques secondes. Cela donne à la représentation un cachet de bonbons acidulés qui participe au plaisir du spectacle ». Un travail impressionnant a été fourni quant aux lumières, aux sons et à la musique, aux vidéos projetées et aux divers décors qui se succèdent en parfaite harmonie.
Le 26 novembre, Coline Serreau a assisté à la Première et a été enchantée de la mise en scène concoctée par Jean Liermier, l’invitant à la présenter à Paris.
La crise de Coline Serreau, mise en scène de Jean Liermier, est jouée depuis le 26 novembre jusqu’au 22 décembre 2024 dans la grande salle du Théâtre de Carouge, puis sera présentée en tournée au Théâtre Kléber-Méleau à Renens (Vaud) du 9 au 19 janvier 2025, ensuite au Théâtre Equilibre à Fribourg les 23 et 24 janvier 2025 et enfin au Théâtre du Jura les 29 et 30 janvier 2025.
Rencontre avec Jean Liermier qui nous parle de cette première mise en scène de La crise, de ses échanges avec l’univers de Coline Serreau, de son plaisir du verbe, de l’annonce de son départ, redouté mais prévisible, en juin 2026.
Firouz E. Pillet
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