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Avec Anselm (Le Bruit du temps), Wim Wenders retrace le parcours artistique d’Anselm Kiefer et brosse un portrait insolite et envoûtant à l’image de l’artiste

Pour Anselm (Le Bruit du temps), Wim Wenders invite son public à se munir de lunettes 3D. On s’inquiète et on se demande si le cinéaste allemand a définitivement cédé aux démons des projections en trois dimensions. Puis, dès l’ouverture du film, alors que des silhouettes de femmes, sans tête, sous forme de mannequins en fil de fer, apparaissent, les spectatrices et les spectateurs cernent que cette exigence du réalisateur est justifiée pour apprécier à sa juste valeur la promenade fantaisiste à laquelle il nous convie : Wim Wenders crée un incroyable voyage cinématographique et artistique à travers la vie d’Anselm Kiefer et de ses œuvres dans ses ateliers comme dans les sites d’exposition à la Biennale d’Art de Venise, par exemple. Au fil des séquences, la caméra de Wenders suit Anselm Kiefer se balader à vélo dans son immense atelier de Barjac, dans le Gard (l’artiste vit essentiellement en France).

Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders
© 2023, Road Movies

L’immense réalisateur allemand a signé des films qui ont marqué leur époque et qui s’inscrivent en références incontournables dans l’histoire du septième art, comme Les Ailes du désir (1987), Paris, Texas (1984), entre autres, mais Wim Wenders a aussi produit des documentaires qui distillent son style artistique si reconnaissable: il y eut le très réussi Pina (2011), consacré à la chorégraphe Pina Bausch, puis il y eut les fameux Buena Vista Social Club (1999 et 2017), consacré au groupe éponyme formé en 1996 pour faire revivre la musique cubaine pré-révolutionnaire et la porter sur le devant de la scène internationale. Voici Anselm (Le Bruit du temps), dédié au peintre et sculpteur allemand Anselm Kiefer, encore et toujours en 3D. Et qui mieux que Wim Wenders, peintre et photographe à ses heures perdues, pouvait décrire les arcanes de l’expression artistique d’Anselm Kierfer ! Si ce dernier est le personnage principal du film de Wenders, on pouvait redouter une hagiographie mais il n’en est rien.

Le documentaire propose une expérience cinématographique unique qui éclaire l’œuvre d’un artiste souvent controversé et révèle son parcours de vie, ses inspirations, son processus créatif, et sa fascination pour le mythe et l’histoire. Par un harmonieux montage judicieusement orchestré, le film juxtapose le passé et le présent, la grande histoire et l’histoire plus personnelle, qui s’entrelacent pour troubler la frontière entre cinéma et peinture, amenant le public à s’immerger pleinement dans le monde de l’un des plus grands artistes contemporains.

Avec une lenteur voulue et assumée, mise en relief par une photographie lumineuse, le documentaire sublime de manière captivante les installations d’Anselm Kiefer en décortiquant de manière presque organique le processus créatif et les inspirations de l’artiste natif de Donaueschingen, l’un des plus grands artistes plasticiens vivants, aujourd’hui âgé de septante-huit ans. Son œuvre monumentale apparaît dans son gigantisme grâce au recours à la 3D qui ajoute une indubitable plus-value, et à la manière virevoltante de Wim Wenders de capter les créations de l’artiste sous tous les angles et dans diverses perspectives, plongeantes, aériennes. On observe d’ailleurs Anselm Kiefer le dos arqué devant une immense toile pour la jauger, puis perché sur une grue pour apposer une ultime touche de peinture supplémentaire au sommet du tableau à la dimension vertigineuse. On saisit la diversité des supports auxquels cet artiste recourt dans sa pratique artistique qui intègre différents médias tels les livres d’artiste, la peinture, la sculpture, la photographie, la gravure sur bois, l’installation et l’architecture.

Si Anselm (Le Bruit du temps) offre quelques clefs pour accéder à l’univers souvent déconcertant et déroutant, parfois hermétique d’Anselm Kiefer, il reste encore quelques zones d’ombre. En effet, une importante partie de l’œuvre de l’artiste interroge le passé de l’Allemagne, le troisième Reich, la Seconde Guerre mondiale, le nazisme. Il se penche sur le parcours de son père, qui était officier dans la Wehrmacht et se demande quelles auraient été ses convictions à l’époque. Le documentaire montre Anselm Kiefer, à vingt-quatre ans, provoquer le scandale avec une série de performances, des photographies qu’il prend de lui-même un peu partout à Rome, à Paris et ailleurs, revêtant l’uniforme de la Wehrmacht (celui porté fièrement par son père quelques décennies plus tôt) et en faisant le salut nazi. Le public est indigné, scandalisé, outré mais l’objectif de l’artiste, au moment où il réalise ces photographies, en 1969, est de protester contre l’oubli. Comme le rappelle le commentaire :

« À cette époque, personne ne voulait entendre parler en Allemagne de tout ce qui touchait à la Deuxième Guerre mondiale. Cette série va faire un énorme scandale, car elle va être mal comprise. Anselm Kiefer va être taxé de néo-nazi, de fasciste en Allemagne. »

Face à la caméra de son ami Wim Wenders, Anselm Kiefer explique que pour lui, cette réalité se poursuit et que devenu habituel en Allemagne :

« Les Allemands me détestent toujours. Lisez les critiques sur le film de Wim. En Allemagne, c’est très négatif. Ce sont toujours les mêmes depuis 1981. Ce sont les mêmes textes. C’est drôle. »

Ainsi, le documentaire ponctue les immersions dans l’atelier de l’artiste avec des flashbacks scénarisés – le jeune Anselm (Anton Wenders), étendu sur son lit d’enfant, dans sa chambre sous les toits de la ferme familiale – laissent suggérer qu’il y a une volonté de raconter une histoire plus personnelle en relation avec la grande histoire de l’Allemagne dans ses heures les plus sombres, mais ces tentatives demeurent des balbutiements, cantonnant le documentaire de niche sur l’art contemporain. On retrouvera Anselm Kiefer jeune (Daniel Kiefer) initiant son chemin artistique de manière précoce. Puis, dans une scène finale, le jeune Anselm (Anton Wenders) fera la lecture au vieux Anselm (lui-mêne) revenu s’étendre sur son lit pour songer à tout ce qu’il a accompli.

— Anselm Kiefer et Wim Wenders 
© 2023, Road Movies (image: Ruben Wallach)

Wim Wenders et Anselm Kiefer se sont rencontrés pour la première fois en 1991, au moment où ce dernier préparait sa grande exposition à la Neue Nationalgalerie de Berlin. Le réalisateur et l’artiste contemporain sont tous deux nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à quelques mois d’intervalle. C’est cette époque commune qu’ils ont connue et qui les a amenés à échanger et à partager leurs expressions artistiques, comme le souligne Wim Wenders :

« Nous avons passé notre enfance dans le même pays en ruines, avec une image de soi détruite, peuplé d’adultes – y compris des parents et des enseignants – qui voulaient frénétiquement se créer un avenir et qui essayaient tout aussi frénétiquement d’oublier le passé. C’est alors que nous avons appris à nous connaître : nous dînions ensemble presque tous les soirs à l’Exil, un restaurant qui n’existe plus. Nous fumions, buvions et parlions beaucoup. J’ai été époustouflé lorsque j’ai vu l’exposition – elle était absolument fantastique. »

Dans ce dodu-portrait consacré à son compatriote, Wim Wenders ajoute son audace créatrice et formelle, épanchant une beauté austère et brute qui peut, initialement, déconcerter, mais à laquelle on s’habitue rapidement.

Si le documentaire de Wim Wenders vous a envoûtés, cous pourrez poursuivre l’expérience « kieferienne » avec l’exposition Anselm Kiefer. La photographie au commencement, au LaM de Lille (jusqu’au 3 mars 2024).

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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