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Avec Crowrã – The Buriti Flower (La Fleur de Buriti), João Salaviza et Renée Nader Messora poursuivent leur immersion au sein de la communauté Krahô. Rencontre

Lauréats en 2018 du Prix spécial du Jury pour Le Chant de la forêt, le couple de cinéastes, le Portugais João Salaviza et la Brésilienne Renée Nader Messora, continue de montrer la vie des Krahô, peuple autochtone du Brésil qui lutte pour son avenir et la préservation de ses terres. Le film a soudainement braqué l’attention sur un village du Tocantins, un État du nord du Brésil, et son peuple autochtone, les Krahô et le monde entier prenait conscience de la fragilité de la survie de leur univers qui avait été pérenne durant de nombreux siècles tant que l’homme blanc n’avait pas encore fait irruption dans leur havre de paix.
Avec La Fleur de Buriti, le couple de cinéastes suit à nouveau le peuple indigène Krahô à travers trois époques de leur histoire, au cœur de la forêt brésilienne. Tourné sur leurs terres pendant quinze mois, ce film rend un vibrant hommage à l’extraordinaire capacité de résilience de ce peuple autochtone et au combat qu’il livre pour préserver sa liberté face à la déforestation programmée et facilitée par le gouvernement (celui de Bolsonaro au moment du tournage) et face aux braconniers férus de faune tropicale destinée au marché noir.

Crowrã – The Buriti Flower de João Salaviza et Renée Nader Messora
Image courtoisie trigon-film

Crowrã – The Buriti Flower, dont le nom fait référence à la fleur du buriti, une sorte de palmier sauvage qui pousse au Brésil, place le public en immersion participante, comme dirait Pierre Bourdieu. A force de vivre au sein de la communauté, le couple a fini par en faire partie et a même reçu des prénoms Krahô.
Sous une forme narrative non linéaire, à l’instar des récits oraux des peuples indigènes, La Fleur de Buriti offre une réflexion sur la résistance, sur la relation symbiotique entre le peuple Krahô et la terre qui constitue leur habitat comme leur garde-manger, et sur la violence subie au cours des derniers siècles au détriment de leurs pratiques et rites et ancestraux. Tourné dans quatre villages différents, le film pointe, pour chacune des trois époques qu’il traverse, un événement marquant de l’histoire de ce peuple : un massacre de nombreux Krahô perpétré par des agriculteurs cherchant à s’accaparer leur terre en 1940, une expérience traumatisante pendant la dictature militaire dans les années 1960, et enfin, de nos jours, le combat politique d’une nouvelle génération de leaders indigènes qui fait écho aux conséquences dramatiques du bolsonarisme.
À travers les regards de Hyjnõ, Patpro et Jotàt, le film convoque un imaginaire poétique, et même souvent onirique, lié à la mémoire collective des communautés. Et au-delà du peuple Krahô et de leur territoire, ce film rappelle l’importance cruciale des peuples autochtones, et les enseignements que les soi-disant civilisations évoluées peuvent tirer de leur lutte.

Présents à Genève à l’occasion de la vingt-cinquième édition du Festival international de films indépendants Black Movie, qui s’est déroulée du 19 au 28 janvier 2024, Renée Nader Messora et João Salaviza nous ont parlé de leur travail, de ce projet de longue haleine et de leur rencontre symbiotique avec le peuple Krahô. Rencontre.

Comment définiriez-vous ce nouveau film qui mêle taches de documentaire et fiction ? Du cinéma direct ? Du cinéma vérité ?

João Salaviza : Plutôt le contraire. Au moment du tournage nous n’avons aucune référence. Les rares références dont nous disposons sont celles du cinéma indigène : il y a un grand film qui a été projeté au salon du cinéma indigène de Porto. un film réalisé par un collectif de cinéastes de Maxakali, qui est un autre peuple du Minas Gerais. Il y a des dimensions immenses qui sont dans ce film et lors de la projection de ce film, nous avons réalisé plus tard que nous, par d’autres chemins, étions aussi ici en train de suivre cette piste. Je pense que c’est une dimension historiographique que propose notre film.

Dans Crowrã – The Buriti Flower, cinq années supplémentaires de relation avec le peuple Krahô se sont écoulées ; vous ont-elles permis d’aborder différemment cette rencontre par rapport au Chant de la forêt de 2018 ?

Renée Nader Messora : Au fil des ans, notre vie est bien plus chargée d’éléments de cette relation qui s’approfondit. On repart avec très peu de choses pour le tournage. Il y a un scénario que je considère toujours comme un instrument de collecte de fonds, essentiellement utilisé pour obtenir un avis public. Mais nous connaissions la demande en discutant avec la communauté du village de Pedra Branca. Ils parlaient beaucoup en ces termes : « La terre, la terre, le film de la terre, le film de la terre, notre terre ». C’est déjà le cas du bolsonarisme qui s’approprie ces terres qui appartiennent aux communautés indiennes depuis toujours. Et nous nous sommes dit que nous allions essayer de répondre à cette demande, mais sachant que le film est aussi un territoire politique, nous souhaitions faire un film dans ce sens-là. Ce n’est jamais exactement le film qu’on imaginait faire et je crois que ce n’est pas non plus tout à fait le film qu’un Krahô imagine dans sa tête lorsqu’il rêve ou lorsqu’il regarde d’autres films de ses proches.

Dans le film il y a toujours cette tension très présente, et cela donne un film avec beaucoup de relief et avec beaucoup de formes et avec beaucoup d’esthétique…

J.S : Le scénario est signé par Hyjnõ, Patpro et Ihjãc qui, cette fois, ne voulaient plus être acteurs. Ils voulaient travailler avec nous derrière la caméra. Il y a un moment en particulier qui est du pur scénario : la séquence du massacre. Cette séquence a en fait été écrite sur papier avec Hyjnõ, à partir d’une interview enregistrée. Hyjnõ a fait cette interview il y a dix ans avec son grand-père, le vieux Zacarias, qui était un survivant du massacre. Zacarias était un enfant dans les années 40, c’est donc déjà un souvenir transposé, c’est-à-dire le souvenir du grand-père de Hyjnõ enregistré dans une interview de 2012 ou 2013, traduite plus tard par Hyjnõ et Wôôcô. Nous avons fait un montage avec Hyjnõ des déclarations de son grand-père et tout ce que nous avons filmé faisait référence à ce reportage. Et puis, il y avait Hyjnõ, à la première personne, et aussi c’est cette autre couche du film que permet la fiction, et c’est ce qui nous intéresse le plus : Hyjnõ transmettant le discours et les souvenirs de son grand-père, en tant que survivant d’un massacre, aux enfants du village, dans une séquence fictionnelle, dans le contexte d’un rituel qui s’est réellement produit, Ketwajê, qui est dans le film.

R. N. M : Nous avons été arrêtés dans la rue par un descendant d’un de ceux qui ont participé au massacre de 1940. Il était indigné et agressif. Et nous avions peur. Il a dit : « vous n’avez pas de sources pour parler de ça ! Il n’y a pas de données, il n’y a pas de bibliographie !  Qui es-tu pour parler de ça ? » Certaines sources, parmi lesquelles un anthropologue des années septante, ont trouvé des documents qui parlaient, à l’époque, de trente morts. Mais nous avons parlé à des parents plus âgés de Hyjño et Cru, l’arrière-grand-mère qui a survécu au massacre, et nous parlons de septante à quatre-vingts morts. La question est alors de savoir comment un film offre la possibilité d’une historiographie du passé de Krahô. Parce que la tradition Krahô obéit à la mémoire orale et que ces choses se transmettaient des grands-parents aux petits-enfants, comme le dit Hyjño dans le film : « Il nous a fallu beaucoup de sang pour avoir cette terre ».

C’est pour reconstituer un épisode si violent et si traumatisant que vous recourez à la fiction ?

J.S. : C’est un moment monstrueux du film, un peu déformé. Qu’est-ce qu’il y a là, on ne comprend pas bien où entrent en jeu le documentaire, la fiction, la reconstitution. Cette séquence de massacre est donc bien écrite. La parole du grand-père de Hyjnõ transformée en texte sur le papier. Nous avons filmé en regardant ces dialogues, en écoutant et en réfléchissant aux images qui pourraient y ajouter quelque chose. Nous n’écrivons jamais de dialogues, car notre maîtrise de la langue est quelque chose qui nous met beaucoup dans l’embarras, même si cela va mieux aujourd’hui: nous pouvons comprendre le contexte des conversations, mais nous ne pouvons toujours pas parler, avoir une conversation fluide comme dans notre langue maternelle. Donc, évidemment, les dialogues sont toujours écrits, c’est-à-dire prononcés et pensés par les personnages Krahô, et d’une manière ou d’une autre, je crois que dans ce film,  il pourrait y avoir dix ou quinze personnes qui signent le scénario, car chacun, d’une manière ou d’une autre, lorsqu’il participe, a un rôle dans la construction narrative du film.

Quelles ont été les scènes les plus compliquées à tourner ?

R. N. M : Il y a un beau moment où Prỳrê gronde les voleurs d’Arara. C’est un instant de quelques minutes, mais, pour filmer cette séquence, nous sommes restés jusqu’à minuit ! Donc, elle était déjà en colère en voyant cette reconstitution. Elle était très en colère contre Bael, un ami d’Itacajá qui voulait se faire passer pour un voleur d’Arara. Et elle a dit : « Je vais dire ce que je veux ! Je suis en colère contre le vol d’aras et il est déjà minuit ! Je vais dire juste une fois ce que je pense de tout ça, je vais partir, Je suis fatigué. » Et en fait, ce monologue incroyablement puissant ! Alors, nous l’avons vue et lui avons demandé si elle pouvait le faire une deuxième fois, et elle l’a fait, à contrecœur, et c’était très, très faible, parce qu’elle n’avait plus aucun élan. Donc, il y a eu ce très long moment dans le tournage. Elle, par exemple, n’a pas signé le scénario, mais elle aurait pu le signer aussi !

La présence de votre fille vous a permis d’aborder des sphères qui restaient jusqu’alors moins accessibles : pouvez-vous nous en parler ?

R. N. M : Notre fille a apporté quelque chose de nouveau car elle a ouvert les portes d’un monde d’enfance que nous n’avions pas encore filmé. C’est l’arrivée de Mira et les relations qu’elle établit avec les enfants qui nous ont ouvert cet univers. La première fois qu’elle est arrivée au village, elle avait six mois. À partir de ce moment-là, elle a passé plus de temps à l’intérieur du village qu’à l’extérieur, jusqu’à ce que nous terminions ce processus de tournage. Dans ce film, quand on sort de là, elle a quatre ans. Il a maintenant six ans. Elle a beaucoup apporté car pour eux, un couple de notre âge est presque grands-parents. Comme nous n’avions pas d’enfants, nous étions considérés avec une certaine méfiance par les enfants. Avec l’arrivée de Mira, les enfants ont réussi à reconfigurer cette perspective et à ouvrir des portes.

Après l’apport de votre fille à ce film, pourriez-vous nous dire quel a été l’impact de ce film sur la communauté, en particulier sur les enfants ?

J.S.: Le film est important pour la vie des enfants du village. J’enregistre tout ce que j’entends et tout ce que nous avons de notre expérience au village. Puis je le partage parce que c’est nouveau pour eux aussi.

R. N. M : Tout le monde, d’une manière ou d’une autre, s’implique. Je pense que ce film reflète une sorte d’intelligence collective, pas seulement inconsciente, mais une intelligence collective krahô, dans le sens où ils apportent tous quelque chose dans le film. Cette mosaïque, cette constellation de voix qui parlent et qui ponctuent le récit ne sont pas toujours d’accord.

J.S.: Même les mémoires historiques sont contradictoires.

Pourriez-vous nous donner un exemple précis afin que l’on cerne précisément les aléas du tournage ?

J.S.: Souvent, par exemple, dans des séquences où on filme des rituels, ou des séquences plus domestiques, dans lesquelles quelqu’un passe, ou quelqu’un appelle l’acteur et il le regarde. Par exemple, quand Patpro et Jotàt parlent dans les bois dans un moment très intime et un oiseau passe, se dirige vers un arbre et crie. Ils arrêtent vraiment la représentation. Ils interrompent la représentation du film pour regarder l’oiseau puis reviennent. Cela n’a pas été écrit, évidemment, mais le temps passé là-bas permet de petits miracles cinématographiques comme celui-ci d’être dans le film.

Vous filmez la mobilisation des Krahô qui se rendent à Brasilia pour défendre leurs droits et leurs terres : peut-on parler d’un colonialisme moderne, en particulier sous Bolsonaro ?

R.N.M. : Le colonialisme n’est pas vraiment fini. Certainement pas ! Nous en témoignons avec nos films.

Comment êtes-vous ressortis de cette expérience en immersion au cœur de la communauté Krahô ?

R.N.M. : Je pense que le cinéma et la vie se mélangent dans notre processus. Notre relation avec la communauté ne consiste plus à faire ou non un film. C’est une relation comme celle que vous entretenez avec votre mère, votre père, vos cousins. C’est vivre un film. Les processus sont complètement mixtes. Je ne peux pas vous dire où a commencé la réalisation de ce film. C’est une toile composée de choses qui se sont passées il y a dix ans et de choses qui se sont passées pendant le tournage.

Et les Krahô vous ont fait un cadeau qui symbolise que vous faites dorénavant partie de leur famille …

J.S. : Vous faites allusion aux prénoms Krahô qu’ils nous ont donnés, n’est-ce pas ? C’est un don hautement symbolique. Notre fille Mira s’appelle en Krahô Pina, Renée s’appelle Patpro et je m’appelle Wyhwy. Si vous êtes intéressé.e.s à poursuivre cette réflexion sur les peuples indigènes du Brésil, vous pouvez lire les ouvrages d’Ailton Alves Lacerda Krenak qui est un écrivain, journaliste, philosophe et leader du mouvement indigène brésilien d’origine Krenak. Il est le premier écrivain indigène élu à l’Académie brésilienne des lettres, vénérable institution inspirée par l’Académie française et fondée en 1897.

Le film sort sur les écrans romands le 12 juin 2024.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

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