Berlinale 2017 – Panorama : Belinda
Depuis plusieurs années, Marie Dumora utilise sa caméra pour filmer le quotidien des sans voix de nos sociétés où la parole des « bien-parlants » et des « bien-présentant » est prépondérante. La documentariste a fait de l’Alsace son champ cinématographique dont elle rend avec sensibilité et intelligence l’universalité. Le cadre de ses films est tendu sur leurs personnages dont elle parvient avec un rare talent à dévoiler l’intime complexité par petites touches, sans les contraindre. Les images de ces gens modestes n’ont rien de militant, et pourtant, le regard que nous posons sur eux par le prisme de la caméra renvoie à la question des préjugés, de la méconnaissance – souvent volontaire qui ressemble plutôt à l’acte de ne simplement pas vouloir voir et regarder, du rapport à l’altérité. Cette étrange obsession qui hante ce monde à refuser l’humanité comme un tout, à la fois indivisible et composée au singulier.
Dans son dernier film, la cinéaste retrouve Belinda, qu’elle avait déjà filmée à l’enfance et à l’adolescence, qui est tombée amoureuse et veut se marier. Comme à chaque étape de sa vie, Belinda trouve sur son chemin de nombreux obstacles qu’elle essaie de surmonter avec vaillance. Et on est heureux qu’elle nous autorise à l’accompagner, ne serait-ce que par le fait de la regarder et de l’écouter.
Marie Dumora a accepté de répondre à quelques questions.
On voit dans votre film les différents formats d’images et le début du film est issu d’un autre film que vous avez fait sur les deux sœurs. Aviez-vous dès le premier film décidé de suivre ces deux enfants dans leur parcours adolescent et de jeunes adultes ?
J’ai tourné deux films avec Belinda par le passé en 4:3, un format que j’apprécie beaucoup. Dans le premier Avec ou sans toi, elle avait 9 ans, vivait en foyer avec sa sœur Sabrina dont elle était inséparable et dont, justement, on allait la séparer. Elle fuguait, marchait des nuits dans la forêt pour retrouver sa sœur avec une légèreté et un courage impressionnants. Elle m’a immédiatement fait penser aux personnages de Chaplin, Paulette Goddard entre autres, leur grâce, leur aptitude à être ancré si fortement dans le présent, leur irrévérence, qui n’est ni voulue ni ostentatoire, leur élégance.
Dans le second Je voudrais aimer personne, je l’ai retrouvée avec sa sœur Sabrina, qui, cette fois était l’héroïne du film : elle avait 15 ans, des bottes blanches, arpentait Colmar pour essayer de garder son cap alors que tout vacillait autour d’elle. Elle faisait baptiser son fils, comme pour tenter de le mettre sous une protection. Belinda était la marraine. L’enjeu du baptême permettait de raconter beaucoup d’autres choses de leurs vies et au fond je l’espère, des choses assez universelles.
Entre ces films, j’en ai réalisé un autre avec un jeune garçon qui rate son CAP de menuiserie et qui était un ami de Belinda enfant. Je suis ensuite allée du côté des manouches de Colmar car dans Je voudrais aimer personne, elle rencontrait un gitan dans une fête foraine (la scène est dans le film) et qui à la fin de la séquence retournait chez lui de l’autre côté des rails. Je suis donc allée moi aussi de ce côté là et j’y ai tourné un film La place avec tous ces hommes qui tentaient de résister à notre idée fixe de faire cesser leur mode de vie. On y briquait des mobylettes comme les chevaux des films de John Ford.
Je n’ai pas songé en réalisant le premier à une telle continuité, une sorte de Boyhood (prix de la meilleure réalisation, Ours d’Argent 2014, N.D.R.) version yéniche alsacienne. Il y a comme un fil d’Ariane qui me conduit d’un film à l’autre à travers un personnage. Des échos.
C’est très étonnant de voir que même dans les situations les plus difficiles, les protagonistes continuent à se laisser filmer. Comment avez-vous établi ce rapport de confiance non seulement avec Belinda et Sabrina mais également avec leur entourage ?
Il est très difficile de qualifier la relation profonde qui nous unit aux films et surtout à leurs personnages. En tous les cas, j’aime cette idée que filmer peut agir comme un révélateur des personnages, peut-être arriver à restituer leur grâce – tant pis si le mot est un peu pesant. Nous partons ensemble dans un film. Je ne tourne pas avec une minuscule caméra hyper performante comme il en existe, la maniant discrètement comme un sèche-cheveux, prenant les gens en filature. Au contraire, je filme à l’épaule avec une caméra volumineuse, j’ai à cœur de fabriquer le film de manière très visible. Je ne change jamais de focale (celle qui se rapproche le plus de la vision humaine). Je reste ensuite à ma place, espérant ainsi être positionnée au plus juste de ce que j’espère voir surgir. On en parle ensemble et cette spontanéité advient lorsqu’elle advient en connaissance de cause pour eux.
Votre film est très sensible. Il y a parfois des situations ou des commentaires cocasses, mais on ne rit jamais des protagonistes, on rit avec eux. Parfois Belinda semble voir le monde comme une enfant (histoire d’amour, mariage, fête foraine) , mais très souvent (même quand elle est petite), elle fait montre d’un bon sens extraordinaire et d’un sens de l’observation d’une très grande justesse. Comment expliquez-vous ceci ?
Il y a, il est vrai, chez Belinda, comme chez pas mal de gens que je filme, ce mélange d’ingénuité et de bon sens, celui de la survie sans doute. C’est peut-être cette ingénuité, ce goût de la vie, de la glace pour glisser, des fêtes foraines qui la protègent de la dureté de ce à quoi elle et les siens sont confrontés depuis toujours. On ne peut que lui donner raison et, comme beaucoup de personnes exposées sans cesse au danger, à l’offense de notre monde, elle a développé une grande acuité, un sens de l’observation qui passe par la vie elle-même. S’agissant du mariage, le lien et l’amour comptent pour Belinda, sentiment universel s’il en est. Il y a en elle ce côté Pénélope, elle qui, par la rigueur de sa vie se trouve toujours séparées de ceux qu’elle aime…
À travers ce film on prend conscience de la difficulté collective de la communauté yéniche sédentarisée à trouver sa place dans la société. Cependant, on n’entend pas de revendications d’ordre sociales dans leurs conversations…
La question yéniche surgit à la fin du film. Je ne voulais pas l’aborder d’emblée, enfermer les personnages dans une sorte de prédétermination avec le risque de créer pour le spectateur une distance de sécurité, de pitié. J’espère que leur enfance, adolescence etc. nourrissent les personnages, permettent une identification, quelque chose d’un peu romanesque qui fait que lorsque survient la question yéniche on soit vraiment avec eux. De l’absence de place pour eux depuis la nuit des temps jaillit une énergie très forte, souvent drôle. Je trouve extrêmement émouvant cette absence de revendication que partagent souvent les plus humbles de ce sempiternel “convoi des braves”.
De Marie Dumora ; avec avec Belinda et Thierry Bodeîn, Frantz Muller Sabrina Muller-bensmail, Auguste Gersheimer, France ; 2016 ; 107 minutes
Malik Berkati, Berlin
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