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Berlinale 2020 – Compétition: Sheytan vojud nadarad (There Is No Evil) de Mohammad Rasoulof – La liberté individuelle face à l’appareil d’État

Pour la énième fois au festival de Berlin, une chaise reste vide lors de la présentation à la presse d’un film iranien. On se souvient de Jafar Panahi de la chaise restée vide lorsqu’il a été membre du jury international en 2011 et surtout cet Ours d’Or pour Taxi en 2015, posé par terre, puisque le corps de son récipiendaire était en résidence surveillée en Iran.

— Baran Rasoulof, la chaise vide de Mohammad Rasoulof, Kaveh Ahangar 28.02.2020
© Malik Berkati

Son compagnon de route Mohammad Rasoulof, plusieurs fois dans la même situation que Panahi vis-à-vis des autorités iraniennes, passé lui aussi par la case prison et résidence surveillée, a comme lui l’interdiction de tourné ou d’avoir d’activités dans le domaine cinématographique. Comme Panahi, Rasoulof passe outre et trouve le moyen de tourner, d’être produit et d’être vu. Les producteurs du film Kaveh Farnam et Farzad Pak se sont voulu rassurant face à la presse après la projection du film en compétition Sheytan vojud nadarad (There Is No Evil) :

Rasoulof n’a pas le droit de voyager, mais il n’est pas en prison. Il n’a pas le droit d’exercer son métier, mais il est plein d’espoir, d’énergie et il va bien. Il met beaucoup d’espoir dans cette nouvelle génération de cinéastes qui tourne à sa place des films.

Le cinéaste a quant à lui déclaré par communiqué de presse :

Je suis désolé de ne pas pouvoir venir à Berlin pour assister à la projection de mon film avec le public. Je n’ai pas le droit de décider moi-même de ma présence ou de mon absence ici. L’application de ces restrictions révèle clairement l’attitude intolérante et despotique du gouvernement iranien.

Ceci étant posé, parlons du film composé de quatre parties aux histoires indépendantes mais entremêlées, avec pour fil rouge la responsabilité individuelle dans un environnement légal qui donne des ordres contraires aux convictions de l’individu. Sujet intéressant mais un peu escamoté par le contexte iranien dans lequel il se déroule. Il est possible, très possible même, que le sujet soit la marge de manœuvre de l’individu dans un régime autoritaire, et que l’on comprend bien la difficulté pour toute l’équipe de Sheytan vojud nadarad de rester en équilibre sur le mince fil qui sépare ce qui restera acceptable et ce qui ne le sera pas pour les autorités de leur pays. Alors, le sujet s’élargit tout en se délitant, prenant comme point d’achoppement entre les personnes en question et l’État le sujet de peine de mort et des exécutants. Sujet en lui-même très intéressant, que l’on a vu dans de nombreux films, et qui concerne tous les pays où elle est encore en application.

— Ehsan Mirhosseini – Sheytan vojud nadarad (There Is No Evil)
© Cosmopol Film

Rapportée en Iran, la thématique prend bien sûr des atours politiques, les exécutants n’ayant pour la plupart pas choisi d’accomplir cette tâche, dévolue souvent à de jeunes conscrits. Par la bande, Rasoulof montre donc que le choix, d’exécuter ou de refuser, n’implique pas les mêmes conséquences dans un pays autoritaire que dans un pays démocratique.
Tout en gardant en tête la difficulté de réaliser le film – les producteurs ont d’ailleurs refuser de dire comment et où ils ont réussi ce tour de force de tourner le film dans les conditions d’interdiction du réalisateur – il serait injuste pour les autres films en compétition de ne pas soulever les défauts d’un scénario inégal et un peu alambiqué pour faire entrer les intentions premières du réalisateur dans le déroulé du film.

La première partie, intitulée « There Is No Evil » est la plus accomplie : Heshmat est un mari et père exemplaire et gentil, qui mène une vie paisible et s’occupe avec attention de sa mère, sa fille, sa femme et de ses voisins quand ils ont besoin d’aide. Il gagne confortablement sa vie et a sa petite routine. Pourtant, il y a quelque chose dont il ne partage pas le secret. Cette partie est magistralement écrite, interprétée et filmée. La seconde, et la plus faible dans son enchaînement, est celle de Pouya qui vient de débuter son service militaire obligatoire de 2 ans. Une fois le service accompli, il pourra demander un passeport et réaliser son rêve de partir à l’étranger avec sa fiancée. Mais au bout de quelques jours, il est confronté à un dilemme et doit faire un choix. Dans la troisième partie, nous sortons du milieu urbain et, visuellement, cela fait du bien d’entrer dans le magnifique décor non-urbain iranien. Javad a 3 jours de permission. Il en profite pour aller rendre visite à sa fiancée Nana dans une petite ville près de la mer Caspienne pour son anniversaire. Il a prévu de la demander en mariage à cette occasion. En arrivant, il apprend que le décès d’un ami proche de la famille a entraîné l’annulation de la fête. Le secret de la mort de cet homme dont il ne connaissait pas l’existence va perturber la vie de Javad et de Nana. Dans la dernière partie, la boucle se referme : un couple d’âge moyen harmonieux, Bahram et Zaman, vivent à la campagne où ils élèvent des abeilles, ils sont appréciés et respectés par leurs voisins, d’autant plus que Bahram est médecin. Darya (interprétée par la fille de Mohammad Rasoulof, Baran Rasoulof) va passer quelques jours avec eux dans leur ferme. La présence de Darya à la ferme de Bahram et Zaman va être l’occasion de grandes révélations.

— Mohammad Seddighimehr et Baran Rasoulof – Sheytan vojud nadarad (There Is No Evil)
© Cosmopol Film

L’oppression structurelle qui régit la vie de ses individus semble se résumer à suivre l’ordre des choses ou y résister. Cependant, il y a des interstices ou la liberté individuelle peut se nicher. Des choix peuvent être faits, dans un sens comme dans l’autre, choix qui impliquent des conséquences pour soi et les autres et la capacité de prendre ses responsabilités face à ces choix. Comme nous ne pouvons pas parler directement au réalisateur, nous reproduisons ses notes d’intention où il explique le point de départ de ce film :

L’année dernière, j’ai vu un de mes interrogateurs sortir de la banque alors que je traversais une rue de Téhéran. Soudain, j’ai éprouvé un sentiment indescriptible. Sans qu’il ne s’en rende compte, je l’ai suivi pendant un certain temps. Après dix ans, il avait un peu vieilli. Je voulais prendre une photo de lui sur mon téléphone portable, je voulais courir vers lui, lui dire qui j’étais et lui crier en colère toutes mes questions. Mais quand je l’ai regardé de près, que j’ai observé da façon d’être de mes propres yeux, je n’arrivais pas à voir en lui un monstre maléfique.

Comment les dirigeants autocratiques transfigurent-ils les gens pour qu’ils deviennent de simples composants de leurs machines autocratiques ? Dans les États autoritaires, le seul but de la loi est la préservation de l’État, et non la facilitation et la réglementation des relations entre les gens. Je viens d’un tel État.

Poussé par ces expériences personnelles, je voulais raconter des histoires qui posent la question : en tant que citoyens responsables, avons-nous un choix lorsqu’il s’agit d’appliquer les ordres inhumains des despotes ? En tant qu’êtres humains, dans quelle mesure pouvons-nous être tenus responsables de l’accomplissement de ces ordres ? Face à cette machine autocrate, lorsqu’il s’agit des émotions humaines, où nous conduit la dualité de l’amour et de la responsabilité morale ?

Les questions sont profondes et justes, le film nous y confronte et nous met face à nos propres sentiments et réactions. C’est déjà une réussite en soi.

De Mohammad Rasoulof; avec Ehsan Mirhosseini, Shaghayegh Shourian, Kaveh Ahangar, Alireza Zareparast, Salar Khamseh, Darya Moghbeli, Mahtab Servati, Mohammad Valizadegan, Mohammad Seddighimehr, Jila Shahi, Baran Rasoulof ; Iran, Allemagne, République Tchèque; 2020; 150 minutes

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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